L'héritière de Johannes et l'ombre d'Elijah

Comment ma vie a pu dériver à ce point en l'espace de deux semaines ?
Qu'est-ce que je fais, au milieu de la nuit, dans une partie de la ville qui m'est étrangère ? J'ai conscience d'avoir l'air d'un ovni dans ces rues. J'ai bien compris, avec mon super-héroïne Wanhoop, que ça ne servait à rien de se vêtir comme une autre personne. Même si c'est pour jouer aux espions. J'ai donc décidé d'être moi-même pour ce soir. Et malheureusement, ma personnalité est en contradiction avec l'ambiance de ces rues. Une brunette en robe rose, longue et évasée, aux airs hagards, à côté d'un bar à la vitrine explosée, ça dénote.

La nuit est tombée, mais je n'ai pas peur. Le Dieu Cornu et la Grande Déesse ont reçu mes prières. Hécate me protège. Et j'ai mon noeud rouge. Rien ne pourra m'arriver. Papa, si tu as pu être le père d'une mafia, je peux bien essayer de te rendre hommage. Tu me donne du courage à agir.
Je ne veux pas laisser ta mort impunie. Je n'ai pourtant jamais eu l'esprit de vengeance, je n'ai jamais été rancunière. Et je ne me sens pas en colère que tu aies été assassiné. Pourtant, dans un parfait paradoxe, je ressens le besoin de te venger. De boucler une histoire, tourner une page. Tu ne peux pas ne pas avoir mis le point final. Je refuse qu'un de tes ennemis s'en soit chargé à ta place.

Je prends une profonde inspiration et m'avance un peu plus dans les ruelles, à la recherche d'une perle rare. J'ai un sac à dos, celui pour les cours. Dedans, j'ai mis un déodorant pour me défendre en cas de pépin, et ma préparation de cocktail molotov.
J'ai conscience que la violence ne résoud rien. Mais en si peu de temps, c'est la seule solution que j'ai trouvé. Il y a des émeutes partout depuis ta mort, papa. Notamment dans ce quartier. Les Wanhoop viennent saccager les lieux.
Si je veux avoir une accroche avec un Eindhoven, sans connaître leur Q.G., sans connaître leur identité, alors je vais devoir les faire venir à moi. Ca m'embête d'être aussi radicale mais mon cerveau n'a pas su pondre une version pacifiste de rencontre. Je n'allais pas me pointer en pleine journée avec une pancarte "s'il vous plaît, je cherche des Eindhoven".

Est-ce toi, papa, qui vient me souffler des idées ? Elles sont très mauvaises.

Je trouve une échoppe avec un panneau devant : à vendre. Le lieu est inhabité. Ce n'est le commerce de personne, ça n'embêtera aucun innocent. C'est parfait.
Je m'agenouille au sol, et dépose mon sac devant moi. Je l'ouvre, sort la bouteille de bière et un vieux morceau de tissu. J'enroule le morceau que j'essaie de faire glisser à travers le goulot. Mes gestes n'ont rien de chirurgical. J'ai l'attitude de la parfaite débutante.
Je jette de temps à autre des coups d'oeil par dessus mon épaule. Personne pour l'instant. Ce serait dommage que je sois prise en flagrant délit avant d'avoir pu accomplir quoi que ce soit.
Finalement, avec cet acte, c'est une pierre deux coups pour moi. D'un côté, je me fais repérer par les EIndhoven et de l'autre je fais quelque chose pour les Wanhoop, sans qu'ils ne m'aient rien demandé.
Ma main tremble au dessus de la bouteille. Je respire par le ventre pour essayer de m'apaiser. Je n'ai pas peur. Je n'ai pas peur.
Je fais craquer une allumette. Le feu brille dans l'obscurité. J'observe la flamme se consumer sur le bout de bois. Ce n'est pas mon élément préféré, le feu. Je déteste sa façon de détruire tout ce qu'il touche. Mais sans lui, le renouveau n'est pas possible.
Tu étais peut-être du feu, papa.
Maman était ton eau.

J'arrête les métaphores idiotes et embrase le bout de tissu. Je me souviens du tutoriel sur youtube. Ne pas lancer la bouteille au dessus de la tête, mais par en dessous. Je m'exécute et jette l'arme dans la fenêtre de l'échoppe. Le bruit de verre qui se brise me force à me boucher les oreilles. Rapidement, le feu s'agrandit, se nourrissant des meubles en bois qui étaient restés à l'intérieur. Je suis voûtée et observe les dégâts d'un seul œil.
C'est moi qui ait causé ça ? C'est de ma faute si ce lieu se consume ? Le loi du Triple Retour va être douloureuse.

Je recule de quelques pas et me tient face à la bâtisse qui s'immole progressivement, la devanture dévorée par les flammes. Je n'ai plus peur maintenant. Je suis contemplative face à cet élément et à ses conséquences. Je n'ai plus qu'à attendre qu'un Eindhoven me tombe dessus.

Une poutre en bois s'effondre. C'est alors que je me dis: une fois qu'un Eindhoven viendra me casser la figure, comment je vais me défendre ? Dire que je suis la fille de Johannes Leeuwenhoek ne me sauvera pas.