Les hommes démarrent les guerres. Les femmes les gagnent.
Les Wanhoop ont fêté la nouvelle année pendant quarante-huit heures.
Je suis passée rapidement hier en journée au GigoL'eau, j'y suis restée une heure. Je pensais travailler un peu, mais ma nouvelle Famille était ivre depuis vingt-quatre heures. J'ai bu un verre de vodka pure, discuté avec quelques soldats. Certains m'ont dit que c'était bizarre que je sois leur cheffe, d'autres m'ont interpellés du fond du bar en gueulant "Leeuwenhoek Junior!". Des sous-lieutenant ont profité de ma présence pour me parler politique. On a évoqué le "rejeton de Negen", comme ils disent. Selon eux, il faudrait se méfier de lui. Negen était un des meilleurs patriarches Eindhoven. Ils m'ont fait comprendre que je ne serai jamais à la hauteur. L'un d'entre eux a posé une main sur mon épaule et m'a soufflé "mais c'est bien que t'essaies, gamine".
J'ai souri et j'ai continué de discuter avec eux malgré tout. Ils ont refait le monde autour d'une table. Ils ont évoqué Katrijn également, ainsi que la menace OWL. Ils ont discuté entre eux des meilleures stratégies que devraient adopter un chef, alors que j'étais assise là, avec eux. Comme si je n'existais pas.
Jana, la gérante du bar le GigoL'eau, n'avait presque pas dormi. Elle m'a confié que c'était ainsi chaque nouvelle année.
J'ai fini par partir.
Et j'ai dormi. Je n'avais pas autant dormi depuis la mort d'Elijah Haji. Je suis réveillée depuis deux heures du matin. Seule dans ce grand lit qu'occupait mon père. J'ai passé ces dernières heures à relire les notes de mon père. J'ai confectionné un carnet, rempli des informations. J'ai collé des post-it au mur de ma chambre, tracé au feutre à même le papier peint des liens entre mes différentes notes.
Je suis perdue. Je ne sais pas ce que je suis censée faire maintenant. Je voulais juste surmonter un deuil, pas devenir une cheffe.
Je paries que Klein se moquerait de moi s'il me voyait comme ça.
Finalement, j'ai pris une douche. J'ai pris soin de mes cheveux, de ma peau. La nuit est noire dehors. Alors je décide de porter du blanc. Pour trancher avec l'obscurité nocturne, pour éclaircir l'ombre de Katrijn, pour être à contre-courant du brouillard sombre qu'est la mafia. J'ai mis un pantalon blanc, ça m'arrive rarement d'être en pantalon. Celui-ci me donne l'impression d'être plus âgée que je ne le suis.
En l'enfilant, je me rends compte que je rentre plus facilement dedans que d'habitude. Je sais que je ne l'ai pas mis depuis un moment, mais l'élastique baille et tombe devant mon nombril. Je prends une profonde inspiration pour me donner du courage et je prends quelques minutes pour me regarder dans le miroir plein pied de mon dressing. Je pose mes mains sur mes seins. Je les sens à peine. Je lève les bras. Je vois mes côtes.
Mince.
Les larmes me montent aux yeux. Je n'avais pas vu mes côtes depuis un moment. Mince, mince, mince.
J'essuie mes yeux. Pour le dissimuler ma carcasse osseuse, j'enfile un des longs et larges pulls de mon père. C'est la première fois que j'en porte un avec autant de fantaisie. Il est beige, mais le col du pull a de discrets motifs léopard. Le haut est si grand qu'il tombe jusqu'à mi-cuisse. Les manches dégoulinent, je dois les remonter. On dirait que j'ai des gros bras, c'est rigolo. Je regarde rapidement ma silhouette. On dirait vraiment un lendemain de soirée. Au moins, ça m'évite de penser à une perte de poids que j'ai subi, visiblement. Je me donne une tape sur la joue, comme pour me réveiller. Je me prépare un café, croque dans un carré de sucre pendant que la machine ronronne. Je verse la boisson dans un thermos - un grand rose, avec des pétales de cerisier dessus. Je noue rapidement mes cheveux avec mon ruban rouge, enfile un bonnet clair, des baskets, et je quitte l'appartement.
Dehors, la nuit n'est pas décidée à lever son voile. Il est cinq heure quarante cinq du matin. La ville est silencieuse. Le café dans ma gorge est chaud. Rien à voir avec les températures glaciales de l'extérieur. Mes doigts sont gelés sur le thermos.
Je marche jusqu'au GigoL'eau. J'y arrive une bonne demi-heure plus tard.
La devanture du bar est tagguée, des bouteilles de bière jonchent sur le bitume. Des liquides ont séchés sur un verglas naissant. J'ignore l'origine de chacun d'entre eux, et je ne veux pas savoir. J'ouvre le Gigol'eau.
Le silence est assourdissant. Malgré l'absence de monde, il y a une électricité dans l'air. La pièce est encore tiède. Des odeurs se mélangent, me filent la nausée. J'allume la lumière et pose mon thermos sur le comptoir. C'est un carnage. Des ballons, des confettis, des guirlandes imbibées d'alcool, sont comme des cadavres. Le GigoL'eau est devenu le cimetière de la fête. Des cigarettes sont écrasées à même les tables. Ca sent le renfermé, le rance. Jana va s'énerver à devoir tout ranger toute seule.
J'évite de marcher sur des brisures de verre, remarque une tâche de sang, une fléchette s'est perdue entre deux sièges, et une capote usagée flotte dans une pinte de bière qui n'a pas été bue. J'ouvre les fenêtres. L'air est si froid qu'il en devient agressif.
Bizarrement, ce spectacle me fait sourire. C'est mon nouveau monde, maintenant. Un Monde qui aime la vie, qui s'éclate jusqu'à ne plus pouvoir. Comme après Halloween, je suis encore en train de nettoyer les dégâts des autres.
En rangeant le Gigol'eau, j'ai l'impression de ranger mon cerveau. Est-ce que Katrijn fait ça ? Est-ce que Klein range pour les autres aussi ? Est-ce que mon père nettoyait après les siens ? Suis-je la seule matriarche à effectuer ce genre de tâche ? Je ne peux pas m'en empêcher. C'est ma façon de prendre soin d'eux...
C'est alors que j'entends la porte d'entrée s'ouvrir. Qui peut venir à une heure pareille au GigoL'eau ?
KoalaVolant
Rowan Feys et Letha
C’était compliqué de lui mentir. Mais elle ne se voyait définitivement pas lui dire qu’elle faisait partie de la mafia… Elle redoutait sa réaction. Alors elle restait silencieuse, omettant une bonne partie de sa vie, modifiant quelques vérités, mais c’était pour leur bien à tous les deux si elle le faisait.
Sans surprise, la fête avec les Wanhoop avait été intense. Circée et Ilias s’étaient éclatés. Ils avaient dansé et ri. Ils avaient fini particulièrement torchés et défoncés. Et si elle s’était autant lâchée, c’est seulement parce qu’elle avait une confiance aveugle en eux. Ils étaient sa famille de cœur. Celle qu’elle avait choisi. Celle qui ne la trahirait jamais. Celle qui l’avait recueillie et qui l’avait aidée à grandir pour devenir la femme qu’elle était. Elle n’avait pas à se prendre la tête avec eux, ni à se cacher. Elle avait confiance. Et plus le temps passait, plus sa reconnaissance grandissait, plus elle avait l’envie de s’impliquer, de les aider.
Certes, elle n’était pas vraiment le genre à savoir se battre, dans une bagarre, elle serait la première à finir à terre, hors d’état de nuire... Et le seul qui pourrait être efficace, était plutôt du genre à mettre le chaos pour protéger le corps, et donc à réagir, mais pas à provoquer.
Mais elle avait conscience de la situation dans laquelle était sa Famille. Elle était au courant de la guerre avec les Pirates. Elle savait que les Maaiers leur avaient pris du territoire. Et plus le temps passait, moins elle l’acceptait. Il fallait qu’ils fassent quelque chose. Il fallait qu’ils récupèrent ce qui leur appartenait. Peut-être que l’alcool y était pour beaucoup. Peut-être que son entrain et sa détermination étaient la conséquence de son ivresse. Mais même après avoir désaoulé, elle ne pouvait pas s’empêcher d’y penser, allant jusqu’à l’empêcher de dormir.
À presque six heures du matin, elle était toujours éveillée, malgré la fatigue accumulée par les deux soirées consécutives. Et puis, en même temps, elle n’avait pas envie de dormir. Elle était seule, dans son studio, sans Rowan, et elle savait ce qui l’attendait si elle fermait les yeux. Alors elle avait laissé son cerveau fulminer, avant de mettre un ensemble jogging ample noir, simple et chaud. Elle glissa ses cheveux dans sa capuche, enfila ses baskets, et sortit dans le froid de ce matin d’hiver.
Elle savait exactement où elle voulait aller. Et ses pieds l’y emmenèrent sans soucis, n’habitant pas très loin du QG des Wanhoop.
Quand elle arriva devant le bar, devant le Gigol’eau, elle fut surprise d’y voir de la lumière, alors qu’elle s’attendait à ce qu’il n’y ait personne. Elle entra doucement, aux aguets, et quand elle vit Everdina, sa matriarche, en train de ranger, elle se figea, surprise.
- Tu ranges ? Pourquoi tu ranges ?
Rowan Feys
C’était Kriss qui l’avait invité hier soir. Et avec le couvre-feu de ce mois-ci, sa mère bossait plus après 22h donc évidemment elle avait accepté. Ca lui avait fait du bien. Ils avaient bu comme à l’époque, sans se prendre la tête. Elle en avait besoin après la fête du nouvel an chez Kassie où elle n'avait pas pu s'empêcher de repenser à Adham. Une fois trop ivre, malgré la contrindication de Sanders, elle avait fini par trouver quelqu’un pour lui filer de l’ecsta -l’avantage quand on était tous bourré c’était que plus personne ne pouvait tenir des instructions. Au fond, elle se demandait s’il n’avait pas tort. Ces derniers temps, elle avait l’impression de déraper et de perdre petit à petit le contact avec ces propres sentiments. Les fêtes, les excès, tout lui semblait de moins en moins éclatant, et de plus en plus sombre. Peut-être que Sanders avait raison. Peut-être qu’elle jouait avec le feu et qu’elle finirait par s'y brûler.
D’ailleurs en parlant de son mentor… Il lui semblait bien que ce dernier s’était pointé à un moment. Ils s’étaient encore pris le nez tous les deux. Elle l’avait pas défié en duel dans un jeu de fléchettes ? Il lui semblait bien qu’elle avait parié des trucs à la con avec lui et qu’elle avait lamentablement perdu. Elle se frotta la figure, commençant à regretter d’être venue hier soir. Surtout qu’elle avait pécho un mec mais qu’à priori, il s’était barré après qu’elle ne s’endorme contre lui plutôt que de passer la deuxième. Merde vraiment elle avait encore raté une occas’. Ca devenait récurent. Comme quoi, ça prouvait bien que la drogue était son seul moyen d’’avoir du cul. Depuis qu’elle s’était sevrée, elle était plus bonne à rien.
Bref, après un réveil difficile et poisseux, elle n’espérait qu’une chose : une bonne douche. Un reniflement de ces aiselles et l’état de son crop top parlait pour elle de toute manière. Elle sortit donc des toilettes pour tomber nez à nez avec Everdina et… la meuf de Rowan là. Oh fuck. Elle eut un sourire amusé et leur fit la révérence, son trench coat trainant au sol :
- Aevyn à votre service Mesdames.
Elle puait encore l’alcool et se sentait poisseuse. Il était certain qu’une douche se serait bien imposée. Au lieu de quoi elle décida de s’asseoir, posant son cul sur une table, un pied sur une chaise. L’air désinvolte, elle décida de tenir compagnie à sa matriarche et celle qui l’accompagnait. La meuf de Rowan lui piquerait pas sa Everdina en plus du brun. Oui, c’était parfaitement immature comme chemin de pensée mais elle ne pouvait pas s’en empêcher. La jalousie piquait Aevyn, comme un rappel cruel de ses propres échecs. Pourquoi est-ce que tout le monde semble si... accompli, sauf moi ? Son esprit tourbillonnait entre cette colère contre elle-même, cette envie envers ce que les autres possédaient, et le désir lancinant de simplement disparaître sous un plaid, loin de ce bar et de ses problèmes.
Elle chassa quelques confettis de son épaule et s’étira comme un chat, passant son unique bras contre sa nuque avec un long bâillement :
- Alors, les filles, on complote quelque chose d'intéressant ou c'est juste une matinée post-apocalyptique habituelle ?
Elle adressa un sourire narquois à Everdina et la meuf de Rowan. Elle se détestait pour son besoin d'appartenance, mais l'idée de rentrer seule dans sa maison trop remplie lui semblait insupportable, elle préférait de loin s’incruster dans leur conversation. Puis si elle était supposée jouer les bras droit d’Everdina, elle était censée lui trainer dans les pattes, pas vrai ? Elle avait un bras bionique à rentabiliser même s’il n’était pas encore exactement prêt.
Kassie Orange Nassau, Rowan Feys et Letha
Les hommes démarrent les guerres. Les femmes les gagnent.
- Tu ranges ? Pourquoi tu ranges ?
Prise en flagrant délit de ménage, un chiffon dans une main, la pinte de bière goût capote dans l'autre, j'observe Letha. Je souris aussitôt. La première fois que j'ai rencontré Letha, je l'ai d'emblée appréciée. Il émane d'elle quelque chose d'à la fois authentique et de fragile. Elle renvoie une image abordable. Elle a vite papoté avec moi alors que j'étais perdue, et il y a deux jours, au nouvel an, on s'est bien entendue à nouveau. C'est amusant d'ailleurs de la voir tout aussi négligée que moi, cachée dans un jogging, alors qu'il y a deux jours elle illuminait la pièce par son élégance.
Instinctivement je regarde derrière son épaule quand la porte se referme. Elle n'est pas avec son copain, visiblement.
- Mh, Jana ne peut pas gérer ça toute seule. J'ai une belle insomnie depuis plusieurs heures alors ...
Je hausse les épaules.
- Je suis contente de te voir, mais ... Letha il est très tôt. Qu'est-ce que tu fais ici ?
Je me dirige vers elle et pose mes objets sur le comptoir, à côté d'une nouvelle fléchette et d'un chapeau de fête triangulaire suintant d'un liquide dont je ne veux pas connaître la provenance. J'écoute la réponse de Letha quand la porte des toilettes s'ouvre soudainement. Aevyn. Ses cheveux sont en pétards, et elle a les yeux d'un poisson hors de l'eau. De nous trois, je pense qu'elle est en tête du podium pour le concours de la négligence. Elle traîne son manteau au sol comme s'il n'était qu'une serpillère. Et elle doit se rendre compte de quelque chose car elle nous offre une révérence bancale :
- Aevyn à votre service Mesdames.
Je pouffe aussitôt. Ca me fait du bien de rire, même si ce n'est qu'un souffle de nez. J'ai l'impression d'émerger lentement d'un cauchemar, et les temps légers comme ceux-ci me permettent de voir un peu de lumière dans mes songes chaotiques. J'échange alors un regard désolé à Letha, quoique amusé, comme si je devais m'excuser de ma propre garde du corps privée. Le temps que Vy se décoince le dos de sa révérence, je me penche vers Letha, le sourire aux lèvres, et lui chuchote grossièrement :
- Je suppose que tu connais Vy. Normalement c'est ma garde du corps, mais bon ... C'était deux jours de passe-droit ? Tu sais que- Hé Vy, tes pieds !, je me coupe pour héler la blonde alors qu'elle pose ses chaussures poisseuses sur une chaise du bar.
- Alors, les filles, on complote quelque chose d'intéressant ou c'est juste une matinée post-apocalyptique habituelle ?
Je secoue la tête.
- Va t'asseoir, je propose à Letha. Je vais nous faire des cafés. On a au minimum besoin de ça.
Je contourne le bar et allume la machine. Jana m'avait expliqué comment elle fonctionnait il y a quelques jours, quand je traînais constamment au GigoL'eau pour éviter de réaliser les horreurs que j'avais commises. Je prends trois tasses, prépare des allongés, tournant le dos aux filles. Je verse le restant du contenu de mon thermos dans l'une des tasses. C'est toujours aussi invivable, étouffant, cette situation. La position que j'occupe. Les responsabilités. Et la mort de mon père. Je ne le connaissais plus, je ne comprends pas pourquoi ça me brise autant le coeur. J'ai l'impression que mes propres parents m'ont abandonné. Pourtant ils m'aimaient. Pourquoi ceux qui m'aimaient sont morts ? Pourquoi on a tué mon père, celui qui voulait me protéger ?
La machine grogne avant de cracher un liquide brunâtre. Je contemple le vomi noir de la cafetière s'écouler dans des tasses dépareillées. Lentement, je tourne la tête vers les deux filles. Bizarrement, à nous voir toutes les trois ici, j'ai la sensation d'être exactement là où je suis censée être. Pour quelle autre raison que le Destin, trois jeunes femmes de notre âge, implantées dans la mafia, se retrouveraient à six heures du matin dans un bar poisseux ? Le Destin l'a forcément voulu.
J'arrive avec les trois tasses. La mienne est remplie à ras bord. Je m'assieds sur une chaise en bois.
- Pour répondre à ta question de toute à l'heure Vy : les deux. C'est la suite de notre apocalypse, mais maintenant qu'on est là, on est obligées de comploter. Tenez, servez-vous.
Ma tasse est chaude entre mes mains. Mon coeur se dégèle progressivement.
KoalaVolant
Rowan Feys et Letha