Elijah était d’étrangement bonne humeur. Pourtant, il n’avait pas spécialement passé une meilleure journée que les autres jours, les tensions entre Eindhoven et Wanhoop ne cessaient d’augmenter et Elijah était au maximum de sa parano, persuadé que Johannes attendait le bon moment pour mettre à mal sa Famille. Peut-être était-ce du au fait que s’il éliminait le problème des Wanhoop, il commençait à trouver une forme d’équilibre ? Ces contrats se déroulaient bien, les clients étaient contents et la trésorerie Eindhoven se portait bien. Après des mois avec cette terrible impression de porter sa famille à bout de bras, il avait enfin l’impression qu’il sortait la tête de l’eau. Puis il apprenait doucement à déléguer, bien que cela reste un point sensible pour lui.

Bref, là pour une fois, il n’avait pas envie de se torcher la gueule pour oublier ces problèmes et de finir aux trente sixièmes dessous. Il comptait tout de même sortir et abandonné son bateau pour se rendre au centre-ville. Depuis que Johannes avait tenté de le couler en le récupérant dans son bar d’habitué au sein des quartiers Eindhoven, il préférait changer régulièrement d’adresse et -même s’il devait rester méfiant à l’encontre des Maaiers- les bars de ces propres rues n’étaient pas non plus infinis.

Le parrain prit une douche un peu plus longue qu’à son habitude, profitant de l’eau fraiche en comparaison avec les températures estivales du moment. Il baissa les yeux sur son torse sur lequel s’agitait ces plaques militaires. Parcouru des doigts la cicatrice encore blanche et boursoufflée que lui avait laissé la balle de Johannes, se mêlant aux autres qui parcourait déjà son corps, plus vieille qui, pour certaines, s’étaient bien résorbées avec le temps. Mais contrairement aux autres, celle-ci était particulièrement bien placée, et il avait vraiment cru y rester. Habitué à cette violence, le parrain y pensait peu. Il termina finalement de se shampooiner rapidement, sans s’y attarder plus.

Il commençait à faire trop chaud pour ces éternels cols roulés aussi s’était-il contenté d’enfiler une chemise noire, sobre et passe partout ainsi qu’un pantalon assortit. Il aimait toujours autant la discrétion et le côté pratique des choses. Seule « coquetterie » si on pouvait dire de sa part, ces deux anneaux en argent accroché à l’oreille droite qu’il replaça directement après sa douche. S’il avait eu un miroir quelque part sur son vieux rafiot, il aurait probablement eu du mal à se reconnaitre alors que ces cheveux continuaient de grisonné depuis qu’il était passé parrain. Mais il n’avait pas de miroir qui servait ce genre d’utilité. Il n’avait pas besoin de se connaitre ou se reconnaitre, les rares miroirs accrochés dans son habitat l’était pour couvrir des angles morts et non pas pour s’admirer.

Son vélo n’était pas encore réparé aussi continuait-il de se déplacer à pied, délaissant la voiture qu’il trouvait trop paresseuse et avec laquelle il ne serait jamais ami et ces motos qu’il gardait comme des joker pour le jour où cela deviendrait nécessaire pour lui de se déplacer vite et librement. Ou pour le jour où il deviendrait trop vieux pour les nombreux kilomètres qu’il aimait parcourir quotidiennement.

Dehors, il faisait encore lumineux, preuve que l’été était bien là, avec ces journées à rallonge. Cela faisait bizarre à Elijah de ne plus être suivi partout comme son ombre par son Capo. Il avait finalement réassigné quelques missions importantes au Jet End, et comptait sur lui pour les mener à bien. A vrai dire, après la dernière fusillade, Elijah s’était rendu à l’évidence que quoi qu’il arrive, son équipe de sécurité serait toujours plus un poids pour lui qu’un réel appui et même si les sous-boss pensait toujours que le Jet End assurait sa sécurité, c’était lui le parrain et donc celui à qui on obéissait. C’était peut-être ça au fond qui le mettait de bonne humeur. Plus personne pour suivre et connaitre ces moindres faits et gestes. Il se sentait plus libre, peut-être inconscient mais la liberté pour lui n’avait pas de prix.

Il marchait dans les rues quand un bar attira son attention. Du genre bar très chic aux verres beaucoup trop cher. Le genre d’endroit qu’il ne fréquentait généralement jamais. Mais aujourd’hui, il avait envie de dire pourquoi pas… Il entra donc dans l’établissement pour aller y déguster un verre de rhum. Pour sûr, il devait avoir du bon alcool ici, sauf si l’aspect extérieur ne collait pas avec leurs bouteilles. Il verrait bien de toute façon. Il serait toujours temps de partir les jambes à son cou après un verre si c’était le cas.

Rituellement, il décida de s’asseoir à la table qui offrait la meilleure vue d’ensemble sur les lieux et qui empêchait que qui que ce soit ne surgisse dans son dos. D’ici il pouvait voir tout ce qui rentrait et sortait du bar. Il commanda un verre de rhum. La carte présentait une quantité impressionnante de cocktail différents, autant de jus de fruits sucrés qui auraient fait grimacer le Eindhoven et aurait rendu sa langue pâteuse et collante. Il ne comprenait pas comment les gens pouvaient se faire du mal en buvant des trucs pareils, pour lui, c’était une véritable aversion.

Une fois sa commande passée, il décida finalement de laisser son regard scanné la pièce, à la recherche de la moindre trace menaçante ou dangereuse qui aurait pu lui causer des ennuis. Mais vu les prix sur la carte, il doutait de croiser un Wanhoop, il pensait donc passer une plutôt bonne soirée.

Comme il s’y attendait, l’endroit était bien fréquenté. Il serait tranquille ici. Il gouta le rhum sec qu’on lui avait servi. Eut un faible sourire. Il avait une jolie robe ambrée et un gout boisé appréciable. Il prit une grande respiration pour profiter des arômes qui se dégageait de son verre, se posant sur le dossier de sa chaise. Le calme et l’ambiance du bar lui promettait une soirée particulièrement agréable. Parfois, le luxe avait ça de bon. Elijah n’aimait pas les chichis, mais il appréciait que ces derniers lui permettent de se reposer un peu et de prendre du bon temps.

Une gamine pénètra l’établissement, sous le regard quelques peu insistant de plusieurs consommateurs. Elijah comprit sans difficulté. Il n’était pas un imbécile, ni né de la dernière pluie. Il scannait chaque personne qui rentrait dans ce foutu bar du regard de toute manière. Enfin, dans ce cas-ci, il doutait que la gamine ne cache un flingue dans les plis de sa jupe. A la limite dans le sac à main, et encore. Une chose cependant capta son attention. C’était son allure. Elle était vêtue d’une magnifique robe doré brillant qui épousait parfaitement les formes de son corps et portait des boucles d’oreilles noires et dorées qui existaient pour attirer l’attention. Lorsqu’elle se tourna pour tendre sa veste, ce fut pour dévoiler un dos nu des plus suggestifs. Mais c’était autre chose qui mettait la puce à l’oreille d’Elijah. Sa démarche à la fois calculée et fluide. Son style mordant tout en restant chic. Elijah reconnaissait un soldat quand il en voyait un. Même ceux de Katrijn. Il ne pouvait d’ailleurs s’empêcher de les voir comme tel. Des soldats, prêts à lui mettre la main dessus.

Elle s’assit à quelques sièges de distance de lui à peine et commanda un martini. Les yeux vairons, un piercing à la narine et les cheveux attachés en haute queue de cheval, elle lui semblait étrangement familière sans qu’il ne parvienne à mettre le doigt dessus. Il couchait rarement avec des Maaiers ceci dit, pour les raisons citées plus haut. Et jamais de son âge. Elle semblait à peine sortie du berceau, malgré son maquillage très adulte. Mais il connaissait les faiblesses de sa mémoire des visages bien qu’il ne faisait rien pour régler ce problème. Il devait donc rester en alerte. Il n’était pas rare qu’il soit accosté par des personnes prétendants le connaitre alors que lui ignorait jusqu’à leur existence.

Il retourna à son verre, buvant son rhum pensivement. Il essayait de faire abstraction de la jeune femme, alors qu’elle trempait ces lèvres dans son cocktail mais son arrivée avait réveillé en lui le Patriarche parano. Surtout vu la trop faible distance qui les séparait. Il tapota des doigts sur la table, verre terminé, réfléchissant à la démarche à suivre. Il était bien ici. Il n’avait pas envie de trouver un autre bar, il n’avait pas envie de rencontrer d’autres visages qui auraient pu se montrer davantage familier et surtout, il ne souhaitait pas passer sa soirée à l’observer à la dérobée jusqu’à s’assurer qu’elle n’était pas là pour le tenir à l’œil ou qu’elle ne représentait aucun danger.

Il décida donc finalement de se lever pour venir s’asseoir sur une chaise à côté d’elle, commandant un second verre de rhum au barman. La jeune femme n’avait pas du tout terminé son martini aussi ne lui proposa-t-il pas de lui payer une nouvelle consommation. Il se contenta d’aller droit au but, comme il en avait l’habitude :

- Combien pour que tu quittes le bar et que tu te trouves un autre endroit où chasser ?

La délicatesse, ce n’était pas spécialement le point fort d’Elijah. Mais il était prêt à mettre la main au portefeuille pour s’éviter les désagréments de se trouver dans le même établissement que l’une des putes de Katrijn. Et c’était tout ce qui les intéressait non ? Le Patriarche était pragmatique.

La Maaiers le regarda dans un premier temps l’air de se demander quoi. Elijah leva les yeux au ciel et soupira. Il n’avait pas été assez clair ? Il était prêt à allonger l’argent. La jeune femme sembla sourire davantage. Ça y est, l’info avait circulé jusqu’au cerveau ? Elles n’étaient pas censées être maline les Maaiers ? Ou alors c’était un air qu’elles se donnaient. Il ne le savait pas, mais il allait très vite regretter de s’être posé la question. Le Patriarche attrapa le nouveau verre de rhum que lui avait servit le barman, posant un billet devant lui. Il garda son portefeuille en main, fixant la demoiselle. Alors… Combien ?

- Oh… Vous me blessez~ Je viens tout juste de trouver cet endroit qui m’a l’air plutôt prometteur, mais visiblement la place était déjà prise~ Cependant, on peut bien partager, non ? Je suis sûre qu’on ne cible pas les mêmes personnes~

Le visage d’Elijah se rembrunit. S’il y avait une chose qu’il supportait difficilement, c’était les personnes qui aimaient jouer aux plus malins. Peut-être parce que ce n’était pas son point fort la répartie. Ni la patience. Il rangea donc son fric à regret et s’enfonça sur sa chaise, buvant une gorgée de rhum, l’air encore plus renfrogné qu’à son habitude. Il aurait pu retourner dans son coin boire son verre tranquillement bien sûr. Mais il n’aimait pas se faire manquer de respect de la sorte. Ni perdre. Ni le fait qu’elle semblait prendre un certain plaisir à le voir s’agacer. Ce détail en particulier l’irritait sérieusement. Elle ne devait pas savoir qui il était pour le narguer de la sorte. Enfin… Il osait l’espérer. Alors, il retenta une seconde fois, aussi calmement qu’il ne le pouvait, posant son verre sur la surface devant lui :

- Ecoute petite, je ne suis pas ici pour jouer à un jeu. Je suis certain que tu as bien mieux à faire ailleurs.

Une grimace désabusée étira davantage la cicatrice qui lui barrait le coin de la lèvre alors qu’il l’observait de son visage fermé, l’air sombre. Il avait besoin de tranquillité. Pas de Maaiers, Eindhoven ou Wanhoop. Pas de bagarre de bar ou de balles dans la tronche. Il voulait une putain de soirée tranquille, est-ce que c’était vraiment trop demandé ? Faites que quelqu’un entende ces prières. Il ne pouvait cependant pas décemment chasser une Maaiers de son propre territoire donc si elle décidait de rester ici, il n’aurait pas d’autre choix que de se barrer ou aller bouder dans son coin. Il optait plutôt pour la première option. Il aurait trop d’égo pour rester ici si elle recommençait avec ces petites piques.

Il ne fixa cependant pas longtemps son attention sur la jeune femme, jetant un regard derrière elle pour analyser le nouveau rentrant. Il ne lui fallut que quelques secondes pour savoir que celui là ne ferait pas de mal à une mouche ici. Puis surtout qu’il n’était pas armé. Ses yeux retournèrent ensuite à son verre. Le liquide ambré était bon. Dommage. Il en prit une nouvelle gorgée. S’il devait partir comme une drama queen à la prochaine réplique de la jeune frondeuse, il comptait au moins terminer cette petite merveille avant. Et la boire cul sec aurait été un crime.

- Désolée, mais je suis sur mon territoire. En revanche, je peux peut-être considérer partir plus vite que prévu, mais seulement si vous êtes prêt à m’aider~

Il leva un sourcil interrogateur. Elle avait changé d’avis ? Il en doutait. C’était têtue une Maaiers. Elle en voulait peut-être à autre chose que son fric ? Il savait que certaines d’entre elles préféraient les secrets. C’était les plus dangereuses. Il s’en méfiait comme de la peste. Rien que d’y penser, ça lui donnait des frissons d’horreur. Brrr. Il se contenta d’une grimace, peu intéressé. Il avait l’impression qu’elle faisait tourner la conversation en rond. Il n’avait rien d’autres que du fric à lui proposer de toute façon. Et il ne comptait pas coucher avec elle. Il était beaucoup trop sobre pour ça et elle beaucoup trop jeune.

- Dites toujours.

Vu son regard espiègle, il se doutait qu’elle se moquait encore de lui. Il ne savait même pas pourquoi il entrait dans son jeu. Alors qu’il venait de lui dire qu’il n’était pas là pour ça. Surtout qu’il avait déjà une petite idée du genre de réponse qu’elle allait lui sortir.

- Vous voyez… J’ai un quota à remplir les soirs de travail… Et si vous me faites partir… J’ai moins de chances de le remplir… Et je risque donc de m’attirer les foudres de ma matriarche.

Elle lui voulait quoi ? Il la trouvait soudainement beaucoup trop proche. Elle n’avait qu’à régler ces comptes avec Katjes, il ne voulait rien avoir à faire là-dedans. Il avait déjà assez à se faire pardonner ces derniers temps auprès de la jeune femme. Et il doutait que cette petite sache l’affection paternelle qu’il portait à sa matriarche.

Puis son genou frôla celui du Patriarche, réveillant naturellement un monde de possible auquel il ne voulait pas songer. Mais il était un homme. Et son dernier plan cul datait d’avant son ascension au titre de Patriarche. Depuis, les choses étaient devenus tellement plus compliquées… Il ne s’était même pas rendu compte d’à quel point ça datait en réalité. Il attrapa son verre de rhum comme pour rendre le mouvement de recul de sa jambe plus naturel. Ok. Elle voulait vraiment juste se taper Eli ? Elle devait se dire qu’un vieux type solo comme lui dans un bar comme celui-ci était à la fois désespéré et bourré de pognons. Mais un seul coup d’œil autour d’eux suffisait à repérer des cibles qui conviendrait certainement plus à sa tranche d’âge.

- Et puis, après tout... Si vous avez besoin de vous détendre, c'est dans mes cordes, vous savez ?

Le Patriarche se leva brusquement de sa chaise, s’accoudant finalement au bar pour se donner une forme de contenance. Il était mieux debout. Il était bien debout. Il termina son verre de rhum, comme pour se donner du courage et essaya de mettre les choses au clair avec la petite :

- Ok. Alors, soyons très clair tous les deux. Je n’ai pas besoin de me détendre. Juste de tranquillité.

Il attrapa son portefeuille. Posa un billet rose devant la jeune femme et un jaune devant le barman. Il voulait qu’on lui foute la paix. Et s’il fallait acheter les gens pour ça, il en avait les moyens. Il attrapa son verre vide, la bouteille de rhum qui trainait encore au bar, prête à l’emploi et décida de rejoindre le fin fond de l’établissement. Le billet posé pour le barman semblait avoir suffit à ce qu’il lui fiche la paix et qu’il le laisse prendre sa bouteille en otage car il ne pipa même pas mot.  

Il décida de s’installer dans une alcôve un peu à l’écart. Il n’avait peut-être pas une vue aussi dégagée par rapport à toute à l’heure, mais ça ferait l’affaire. Et il pourrait peut-être enfin profiter de sa soirée tout seul. Tant pis s’il devait partager le bar avec un Maaiers. Il pouvait très bien ignorer sa présence jusqu’à ce qu’elle reparte au bras du premier crétin venu. Il se versa un verre de rhum comme on se serait verser un verre d’eau et essaya de se calmer, tapotant des doigts sur la table.

En réalité, il doutait de parvenir encore à passer une soirée tranquille. Il se sentait énervé et bougon. Chaque fois que la porte de l’établissement s’ouvrait, il était obligé de se dévisser le cou pour s’assurer que ce n’était personne. Sa parano chronique ne s’était vraiment pas améliorée depuis qu’il était à la tête des Eindhoven. Il en avait conscience mais… son instinct lui disait de se méfier. Il comptait les nouveaux entrants, ceux qui partaient, cherchait les regards indiscrets des yeux et tout mouvement qu’il trouvait suspect en permanence, entre deux gorgées de rhum bien évidemment. C’était sa façon d’être tranquille donc.

En même temps, Johannes fomentait dans l’ombre, il en était certain. Et quoi qu’il prépare, plus il mettait de temps à se venger, plus le Patriarche avait des raisons de s’inquiéter. Raison pour laquelle il évitait les quartiers Wanhoop comme la peste -et évitait les bars Eindhoven puisque Johannes se sentait apparemment assez fort et con pour l’y chercher. C’était étrange de se dire qu’actuellement il était plus en sécurité sur un territoire ennemi, que sur le sien. Etrange et particulièrement désagréable. En tout cas, cela ne l’empêchait pas de se méfier. Il tapota nerveusement des doigts sur le rebord de la table.

La Maaiers n’en avait apparemment pas fini avec lui, puisqu’elle se leva du bar, verre à la main pour marcher jusqu’à lui. Si Elijah savait une chose, c’était que les prostitués de Katrijn étaient vraiment trop persistantes. Probablement aussi résistantes que des cafards et aussi collantes que des tics. Et les faire taire… Et bien ça demandait parfois de se salir les mains, ce qui n’enchantait pas vraiment le Patriarche. Enfin bon, ici il n’était pas question de lui faire quoi que ce soit à la petite. Elle était collante mais clairement, elle n’était pas une menace pour lui. A la limite, pour sa santé mentale mais bon, s’il devait résonner comme ça, New Amsterdam allait très vite devenir une ville fantôme.

- Je vois que vous buvez du rhum depuis tout à l’heure… Mais c’est vraiment bon ? J’avoue que ça m’intrigue un peu.

Le patriarche eut une grimace et reposa le verre qu’il avait déjà bien entamé sur la table. Il ne put s’empêcher d’ironiser, sarcastique :

- Non je bois ça pour me faire du mal.

Sérieusement, si c’était pour lui dire ça qu’elle venait, ça n’en valait vraiment pas la peine. Et si elle espérait qu’il allait lui filer encore plus de fric pour qu’elle parte, c’était mort. Ce n’était pas une usine à fric non plus. La Maaiers posa une main sur une des chaises libres, l’air de lui demander si elle pouvait s’asseoir là. Alors non.

- Pas de panique ! Votre entrejambe ne m’intéresse plus. Vous m’avez donné mon quota minimum tout à l’heure. Maintenant, je veux juste de la tranquillité aussi…

Il haussa un sourcil, la dévisageant quelques secondes, l’air de dire « Tu me prends pour un con ou pas ? ». Mais elle lui adresse un petit clin d’œil, l’air plutôt fière d’elle, avec toujours cette petite interrogation dans les yeux. Il détestait les gens qui insistaient mais il détestait encore plus ceux qui s’imposaient sans demander l’avis de personne.

- Alors… je peux ?~
- hm.

Honnêtement, il était un peu hésitant et réticent. D’un autre côté, elle avait clairement déclaré qu’elle n’était pas là pour faire son job mais juste être tranquille. Et il avait un peu envie de répondre à ces interrogations sur le rhum. Mais juste un peu.

Il hocha donc finalement la tête, résigné, repoussant ces propres jambes au pied de sa chaise au lieu de les laisser trainer au milieu du chemin sous la table. Il la laissa s’asseoir, évitant un peu son regard, plongeant ces yeux bleus dans son verre de rhum qu’il tenait d’une main. Hm. Il laissa défiler encore un bon paquet de seconde avant de finalement déclarer :

- C’est du rhum ambré. Agricole. Vieilli dans des fûts de chêne.

Il se tut un second long moment. Il se rendait compte qu’il n’avait pas spécialement l’habitude de parler d’alcool. En même temps, il n’aurait pas vraiment vu à qui parler de ça. A qui parler de quoi que ce soit. Il était Patriarche. Lorsqu’il l’ouvrait, c’était pour donner des ordres ou menacer des types. Ça faisait belle lurette qu’il avait fait une croix sur la possibilité d’avoir une conversation normale avec qui que ce soit. Même maintenant d’ailleurs. La petite n’était pas juste une petite lambda. Il devait surveiller tout ce qu’il disait. Finalement, il continua :

- C’est plus doux qu’un rhum blanc. Et plus riche en aromes. Plus boisé à l’évidence.

Certains avaient des notes d’agrumes, de vanille ou de coco. Celui-ci non et honnêtement, Elijah préférait. Bon évidemment ça ne valait pas une bouteille de vieux rhum, mais il ne buvait ce genre d’alcool qu’à des occasions spéciales. Il aimait retrouver la qualité de ce genre de breuvage par intermittence. Son palais s’y habituait un peu trop vite à son goût. Son regard passa de la petite à son verre. Hm. Il tapota du bout des doigts sur la table. Puis finalement, il poussa son verre vers elle. Il croisa ensuite les bras sur son torse, s’appuyant sur sa chaise.

- Faut le sentir d’abord. De loin, puis en rapprochant le nez. Et pour le consommer, pareil, faut commencer par le boire doucement avant de prendre une vraie gorgée.

Sinon ça laissait cette désagréable sensation de brûler sa gorge qui était loin d'être terrible. Le rhum, ça devait tapisser le palais. Il ne rentra pas dans les détails du corps du rhum. Il n’y avait que les alcoolos dans son genre pour se satisfaire de faire tourner du rhum dans un verre afin d’en apprécier l’épaisseur. C’était une indication intéressante pour se donner une idée du goût qu’aurait le breuvage. Mais ça nécessitait un peu de pratique, puis ça faisait probablement trop de mots de plus à ajouter pour lui.

Finalement, quand il s’entendait, aussi expert sur le sujet, il se rendait compte que sa relation de plus longue durée, il l’avait avec le rhum.

Elle s’appliquait la petite. Suivant les instructions du patriarche à la lettre. Ce dernier ne bougeait pas, bras croisé, le regard planté dans la table. Il lui adressa juste un léger mouvement de tête face à son hésitation à gouter. C’était bon, le verre n’était pas empoisonné vu que c’était celui dans lequel il buvait depuis tout à l’heure. Sa grimace laissait entendre qu’elle n’avait pas le palais aussi anesthésié que celui d’Elijah. A vrai dire, plus ça allait et plus ce dernier buvait du rhum comme si c’était de l’eau. Il savait que s’en était pathologique. Mais il se fichait pas mal de se faire soigner.

- Ouaah ! Ok ! Effectivement… J’ai senti le côté boisé ! C’est fort !

Elijah laissa tomber ces yeux sur la petite, comme s’il l’observait enfin vraiment. C’était le rire… Il plissa le regard. Elle semblait curieuse. Et normalement, Elijah détestait les gens curieux. Mais dans sa manière de faire… Puis dans sa manière de l’agacer fortement… Le patriarche balaya ces imbécilités de sa tête. Il savait que c’était son cerveau qui essayait de le tromper. Il se contenta donc de répondre, pour expliquer la raison de ce goût boisé :

- C’est grâce aux fûts. S’il avait été vieilli dans des foudres, le goût aurait été beaucoup moins puissant.

Comme ça au moins, elle saurait choisir son rhum, au moins en fonction de l’endroit où il était vieilli. Plus de boisé ? Les fûts. Moins ? Les foudres. C’était un apprentissage de base qui lui éviterait bien des mauvaises surprises.

- Ça a été quoi votre réaction la toute première fois que vous avez bu du rhum ?

Vous vous souvenez du « Non je bois ça pour me faire du mal » ? Et bien, il y a des phrases auxquelles on pourrait retirer l’ironie et qui sonneraient toujours aussi juste. Celle là en faisait partie.
Elijah c’était promis de ne jamais boire la moindre goutte d’alcool, de bière ou de quoi que ce soit. Pour ne pas finir comme son père. Ni à l’école, ni à l’armée, ni même pour fêter ces putains de fiançailles. Pas une goutte en 23 années d’existence. Il avait trop peur de ce que l’alcool pouvait lui faire. Il en avait vu les ravages sur son père, et savait son patrimoine génétique. Rétrospectivement, il avait eu raison d’avoir peur. Parce que finalement, voilà qu’il était devenu le même putain d’alcoolique que sa figure paternelle. Comme un reflet dans un miroir.

La première fois qu’il avait bu du rhum… Il avait pleuré. Comme une gamine. Soulagement, honte, désespoir. Après les inondations, il avait essayé de tenir bon. Sincèrement. Jusqu’à ce 29 aout. Une date qu’il n’oublierait jamais. Pourtant, il se rappelait à peine de sa journée. Ni de l’appel téléphonique, ni de sa visite chez le légiste, ni du nom du bar dans lequel il s’était rendu ou encore du nombre de verre qu’il avait bu. Mais cette première gorgée de rhum… Oui il s’en souvenait. Cette impression de boire du cyanure. Cet espoir que s’en était vraiment. Tout le reste était flou. Il s’était réveillé le lendemain, quelque part dans la rue. C’était son commandant qui était venu le récupérer et l’avait ramené au bateau. Le début d’une longue déchéance.

Il porta une main pensive au double anneau argenté qu’il portait à l’oreille droite, sans vraiment s’en rendre compte. Ça ferait 20 ans cette année. 20 ans… ça faisait quoi ça ? Noce de porcelaine. Il abandonna finalement son oreille pour glisser sa main autour de son verre, le ramenant auprès de lui comme l’ami réconfortant qu’il était. Il eut une moue et un haussement d’épaule et répliqua finalement :

- Aucun souvenir. Mais c’est le premier alcool que j’ai jamais bu.

Heureusement que les longs silences ne le gênaient pas – et pour la petite… bah c’était elle qui le cherchait depuis toute à l’heure donc elle devrait s’y faire. Il porta son verre à ces lèvres, sans plus de commentaires. Il avait commencé au rhum. Il finirait au rhum. Pourquoi cet alcool-là plutôt qu’un autre ? C’était peut-être le fruit du hasard finalement. Il n’avait pas le moindre souvenir de comment il l’avait choisi. Il était même à peu près certain que ce n’était pas un choix. A l’époque, il n’y connaissait rien de rien en alcool. On lui aurait servit n’importe quoi qu’il aurait cru à du rhum.
Mais ce dont il était certain, c’était qu’il n’aurait jamais pu boire un autre alcool comme il buvait celui-là.

Il reposa son verre.

- Je vois. En tout cas, pour que vous vous y connaissiez autant, c’est que vous avez apprécié un minimum.

Il tourna les yeux vers son verre. Est-ce que connaitre voulait dire apprécier ? Il n’en savait trop rien. Probablement. A vrai dire, la remarque lui semblait manquer de pertinence. Mais c’était comme ça, il en avait l’habitude. Les gens supportaient mal le silence. Ils avaient cette fâcheuse tendance à l’emplir de bruit inutile. Il haussa donc les épaules, ponctuant sa réponse d’un « hm » qui aurait autant pu vouloir dire non que oui.

Puis finalement, la petite rigola après avoir posé les yeux sur son verre. Elijah l’observa une seconde, cherchant à comprendre ce qui la faisait rire, interpelé. Elle était vraiment bizarre cette petite… Et quand il y pensait… Elle l’avait bien arnaquée là. Il lui filait du fric pour qu’elle lui fiche la paix et cette dernière venait fourbement lui faire la conversation. Alors que s’il y avait bien une chose dont il se méfiait plus que tout, c’était de discuter avec une gamine Maaiers.

- Mon verre doit être bien écœurant pour vous. Ça vous est arrivé de goûter autre chose que du rhum ? Peut-être que vous trouveriez un alcool qui vous plaira plus.

Il haussa les épaules. Pour quoi faire ? Il avait déjà gouté d’autres alcool. Certains horriblement sucrés, d’autres plus sec que le rhum. Il devait avouer que certains alcools étaient bien meilleurs que le rhum. Il s’en fichait pas mal. Il s’était habitué au défaut de son alcool de prédilection, et il était du genre fidèle dans ces gouts. Elijah aimait la continuité et les habitudes. On pouvait le dire d’ailleurs, il avait un réel problème avec ça. Quant au cocktail… Effectivement ça l’écœurait. A vrai dire il n’avait jamais aimé le sucre. Déjà gamin, il refusait de manger ces desserts. On aurait pu le menacer de l’en priver que cela ne lui aurait fait ni chaud ni froid.

En tout cas la gamine était particulièrement curieuse. Elle lui donnait la migraine. Il décida de terminer son verre de rhum en quelques gorgées. Il savoura la chaleur de l’alcool qui descendait dans sa gorge. Si ça pouvait l’empêcher de devoir subir une conversation avec elle, ça l’arrangeait bien. Il espérait que cela le préserverait des questions incessantes de la jeune femme. Il attendait un peu le moment où elle se désintéresserait de lui et de ces gouts en alcool. Il était bien conscient des méthodes Maaiers. Il n’était pas né de la dernière pluie même s’il sentait qu’il se laissait un peu trop promener par la prostituée. Il comptait bien lui faire perdre son temps.

Pourtant malgré ces réserves, il ne pouvait ignorer la présence de la petite à sa table. Ni son sourire espiègle et son regard parfois un peu trop pétillant pour être honnête. Elle avait réussi à capter son attention en le faisant parler rhum et il n’appréciait guère cela. Elle voulait obtenir des informations sur lui ? Très bien, ça pouvait s’arranger… Elle n’était pas la seule à pouvoir le mener en bateau. Il se resservait un verre et décida finalement de répondre :

- Ca doit être un truc de femme de préférer les cocktails.

Allez, une bonne réplique misogyne. Cadeau. Il était certain que vu sa tronche, ça passerait crème. Il n’avait pas spécialement la tête du mec respectueux de la gent féminine. Ou de tout autre gent d’ailleurs.

La jeune femme répliqua avec un haussement d’épaule :

- Peut-être bien~ Peut-être que les femmes ne sont juste pas du genre à se forcer à boire des choses qu’elles n’aiment pas.

Son sourire satisfait en disait long sur ce qu’elle pensait.

Elle avait raison d’une certaine manière. Puisqu’Elijah était exactement le genre de personne qui se forçait à boire quelque chose qu’il n’aimait pas. Ou du moins, qu’il n’aimait pas dans le passé. Il observa le liquide ambré dans son verre. Il s’était juré plusieurs fois d’arrêter, c’était longtemps caché derrière l’excuse du père alcoolique, mais le résultat restait indéniablement le même. La jeune femme avala la fin de son verre d’une traite -elle avait une belle descente elle aussi l’air de rien.

Mais est-ce qu’il ne s’en fichait pas au fond ? Pour qui il aurait arrêté de boire de toute façon ? La jeune Maaiers se leva finalement. Il l’observa s’éloigner en direction du bar. Il doutait de l’avoir vexé, mais peut-être était-il parvenu à lui faire comprendre que rien d’intéressant ne sortirait de sa bouche ce soir. Il retourna à la contemplation de son verre, toujours pensif.
Et il devait avouer que… Cette compagnie, elle n’était pas si désagréable. Bien sûr, ce n’était que du faux. Avec les Maaiers, tout était toujours faux. Mais au moins, il avait cette petite impression de ne pas être seul pour changer. Elijah avait beau se savoir très loup solitaire, il était évident qu’il souffrait de cette solitude. Seul chez lui, seul au sein de sa propre Famille, seul dans la rue, seul dans les bars. Et ce n’était pas toujours évident de se supporter dans ce genre de cas. Parce qu’il était sa seule compagnie fixe.

Son rôle de Patriarche l’avait isolé encore davantage. Fini les sorties avec quelques Eindhoven pour boire un petit verre, trainé de force par Negen. Fini le groupe de parole qui était tout un temps sa source principale de sociabilisation. Fini la présence ponctuelle de Katjes.

Puis finalement, alors qu’il était presque sur le point de la regretter, la Maaiers débarqua à nouveau, posant un verre de ce qui ressemblait à du cognac devant elle. Il la dévisagea quelques secondes -ces yeux trainant un peu plus longtemps sur son regard vairon : c’était quand même peu commun -puis retourna à son verre, silencieux. Mais au lieu de continuer son interrogatoire, elle sembla enfin décidée à laisser un peu de répit à Elijah.

Le patriarche laissa ses yeux trainés avec une certaine lenteur autour d’eux. Ce bar était finalement beaucoup plus fréquenté qu’il ne l’avait espéré. Ce n’était définitivement pas le genre d’adresse vers laquelle il se tournerait à l’avenir. Il n’aimait pas, dans son immobilité, avoir à observer autant de mouvement autour d’eux. Ça amenait une forme de chaos désagréable. Tout comme la présence de la Maaiers les premières longues minutes de leurs échanges. Elijah n’aimait tout simplement pas le changement. Ça n’avait jamais été son point fort.
Son regard se perdit ensuite un long moment sur son verre sans qu’il ne le touche. Il observait le rhum, un peu déconnecté. Reprit pied avec la réalité lorsque la petite lui demanda :

- Comment vous vous êtes fait ça ?

Il releva les yeux vers elle, qui indiquait du doigt sa propre lèvre. Ah la cicatrice… Il eut un sourire amusé. On lui demandait souvent. En général, à ces hommes, il ne répondait pas. Parce que ce genre de curiosité mal placée l’agaçait essentiellement. A vrai dire, l’anecdote n’avait rien de fou, probablement deuxième raison pour laquelle il aimait bien laisser planer un peu le mystère.

Des vraies cicatrices, Elijah en avait de nombreuses. Son corps avait subi une vie compliquée dans laquelle le patriarche ne l’avait jamais vraiment épargné, au contraire. Les bagarres étaient nombreuses, autant que les missions à son actif. Cette cicatrice-là cependant appartenait à un passé plus lointain. Il avait presque de l’affection pour elle. A l’époque, il jouait encore avec sa sœur. Ils étaient vraiment petit tous les deux. Et dans un effort pour sauter du canapé vers le sol, il avait rencontré une petite table métallique sur laquelle sa mère rangeait les télécommandes de la télévision à l’époque. Il s’était salement ouvert et s’était inquiéter de se faire gronder à cause du sang partout sur le tapis. Il s’était avéré que sa mère qui pourtant dirigeait ces enfants d’une main de fer s’était juste inquiéter pour lui et l’avait amené immédiatement jusqu’au urgence en le couvant. A raison étant donné la profondeur et l’épaisseur de la blessure. Il en avait été quitte pour une petite opération.

Il tourna ces yeux vers la Maaiers, avec un certain sérieux et répondit finalement :

- Je me suis cogné la tête sur le rebord d’une table basse.

Ce n’était probablement pas l’histoire croustillante qu’elle avait espérée. Preuve que la vie pouvait être bien décevante parfois. C’était fou que sa seule cicatrice visible soit aussi anodine.

Il voyait clair dans son jeu. Elle pensait pouvoir le manipuler, le séduire avec son sourire malicieux et ses gestes calculés. Elle était douée, il devait le reconnaître. Très douée. Chaque mot, chaque mouvement était orchestré avec précision pour capter son attention, pour l’attirer dans son filet. Il n’était pas dupe mais il se laissait faire pourtant. Le vieux loup aima la simplicité et le naturel de son rire lorsqu’il lui avoua la provenance de sa cicatrice. C’était tellement plus vrai que tout le reste.

- Grosse blessure de guerre dis donc. Et… il y en a d’autres ?~

Il eut un sourire à son tour. Effectivement, ça ne vendait pas du rêve. Il hocha la tête à la positive et se replongea dans son verre de rhum. Bien sûr qu’il y en avait d’autres. Il avait longtemps été Capo sur le terrain avant de devenir Conseiller. Puis il y avait eu l’armée avant ça. Elijah n’avait pas été épargné par la vie et son corps le prouvait. Il repensa à la balle que Jo lui avait mit dans le dos trois mois plus tôt et qui le faisait souffrir lorsqu’il réalisait des entrainements avec les jeunes Eindhoven. Cette balle qui n’avait pas été loin de lui couter la vie l’avait traversé de part en part ce qui était à la fois surprenant et peu étonnant connaissant la précision de tir de cet enfoiré.

La petite Maaiers tout sourire me raconte avec un enthousiasme presque enfantin :

- J’avoue, j’en ai quelques-unes aussi, mais elles ont presque disparus. Ce n’était pas des chutes assez impressionnantes pour me marquer à vie, et c’est tant mieux pour moi, n’est-ce pas ?
Il répliqua, libérant à nouveau son verre pour hocher la tête :
- Je suppose.

Elijah était bien conscient cependant que les cicatrices n’étaient pas que des estafilades visibles à l’œil nu. Vu le métier qu’elle faisait, il doutait que cette jeune femme ne soit pas plus toucher qu’elle ne le pense.

- Je crois que celle qu’on voit le plus, c’est celle-ci !

Il observa le poignet qu’elle lui tendait et il s’était rapproché un peu pour l’observer, probablement par pur politesse, avant de se renfoncer dans son siège, à l’abri d’un quelconque risque de rapprochement physique.

- Une simple brûlure, en faisant la cuisine. Je faisais frire quelque chose et une goutte d’huile à sauté sur mon poignet. Les petits accidents du quotidien, quoi.

Son sourire et son enthousiasme était communicatif et Elijah sentait bien qu’il se déridait. Le patriarche Eindhoven porta instinctivement une main à son oreille percée, pensif. Il se demandait ce qu’Elle aurait pensé de cette conversation. Il se surprenait à apprécier ce moment, ce jeu d'apparences et de mots qui, pour une fois, ne le plongeait pas dans les méandres de ses affaires sombres. Il savait que c’était faux, mais c’était agréable.

- Tu sembles bien t'en être sortie, dit-il doucement, en laissant son regard s'attarder sur le poignet de la jeune femme à nouveau. Des petites marques comme ça, c’est presque charmant, non ?

Il prit une autre gorgée de son rhum, savourant la brûlure familière du liquide dans sa gorge. Il se demanda un instant s'il devait continuer sur le même ton léger, ou s'il était temps de briser cette illusion de normalité. Mais il n'était pas encore prêt à lâcher prise. Pas totalement. Il regarda de nouveau le poignet de la jeune femme, puis ses yeux bicolores, plus sérieux cette fois.

Elijah laissa son regard s’attarder un instant de plus sur les yeux de la jeune femme. Ce contraste entre le bleu glacial et l’ambre chaleureux le fascinait. Comme si elle-même était une dualité vivante, à la fois lumineuse et ombrageuse. Il savait que, derrière ce masque de séduction et d’assurance, il y avait plus à découvrir. Elle avait probablement ses propres cicatrices invisibles, des fêlures que son sourire et sa douceur ne parvenaient pas à dissimuler complètement. C’était quelque chose qu’il connaissait bien, trop bien. Mais ce n’était pas à lui de les découvrir.

Il reposa doucement son verre sur la table, ses doigts jouant distraitement avec le bord. L’ambiance s’était légèrement modifiée, le ton léger s’était évanoui, laissant place à quelque chose de plus authentique. Peut-être était-ce le rhum qui déliait un peu sa langue ou simplement la fatigue de toujours porter le poids de son rôle. Il choisit finalement de ne pas briser cette fragile normalité, mais plutôt de la faire évoluer. Il commença sur un ton presque confidentiel, sa langue semblant enfin se délier un peu :

- Les petites marques, comme tu dis, elles racontent une histoire. Une simple brûlure, une chute enfantine… Mais il y a aussi les cicatrices qui marquent l’âme… Elles sont bien plus difficiles à montrer.

Il marqua une pause, son regard se faisant plus intense, plus perçant. Il ne savait rien d’elle mais elle était une prostituée Maaiers. Et Elijah en avait vu défiler des jeunes en galère. C’était le fond de commerce de toutes les mafias après tout. Alors s'il ne parvenait pas à reconnaitre ce qu'ils ressentaient ou pensaient, il savait au moins une chose. Ils étaient presque toujours blessés.

- Et je crois que tu en sais quelque chose, non ?

Sa question restait en suspens, non pas pour l’accuser ou l’intimider, mais pour sonder ses propres vérités. Il avait vécu suffisamment longtemps pour reconnaître une âme blessée quand il en voyait une. Et même si elle jouait bien son rôle, il percevait les fissures. Elle avait sa propre histoire, tout comme lui. Il savait aussi qu’elle ne se confierait pas à lui. Il s’appuya légèrement sur la table, réduisant à nouveau la distance entre eux, sans pour autant envahir son espace personnel.

- Toi et moi, on a peut-être plus en commun qu’il n’y paraît. Alors, quelle est l’histoire que tu ne racontes pas ?

Il ne s’attendait pas à ce qu’elle se dévoile d’un coup, ni à ce qu’elle abandonne son masque aussi facilement. Mais il laissait une porte ouverte, une possibilité. Peut-être qu’elle saisirait l’occasion, ou peut-être qu’elle continuerait à jouer à son jeu. Surement d’ailleurs. Peu importait. Pour l’instant, il était prêt à l’écouter, puis peut-être qu’il partirait. Il sentait que c’était peut-être la fin de leur conversation.