- … Tu trouves que mon ventre est beau…? demandé-je allongé sur le lit en caressant le bout de ce dernier.

Johannes sourit.
J’ai arrêté de me battre contre lui. J’ai arrêté de le chasser…Je sais bien qu’il n’est pas réel… Mais si j’arrive encore à le voir, à le sentir, alors… Je me dis que c’est une chance qui m’est donnée. Un moyen de prolonger le temps avec lui. Même si tout ce que je vis avec lui pourrait être faux.

… Je préfère l’avoir à mes côtés plutôt que de continuer à vivre sa perte. Même si ça signifie que je deviens folle.

- Absolument. Avec ton petit nombril qui pointe, c’est…!

Je lui met un coup et me rate en riant. Quel arracheur de dents. Ça le fait rire. Puis je regarde mon ventre et le caresse du bout des doigts.

- Tu sais que ta fille n’a pas arrêté de venir me voir ces derniers temps? Elle vient tous les jours. Elle m’aide, elle me parle… Elle a même acheté des ours pour les garçons, dis-je en me redressant sur les coudes pour être plus proche de lui.

- Qu’est-ce que tu veux? C’est ma fille. Elle est incroyable et c’est normal: elle tient de son père.

- Si nos enfants ont un melon aussi gros que le tiens: je peux dire adieu à mon bassin et mon anus.

Il pouffe de rire. Le voir sourire…Ça provoque chez moi une sorte de chaleur irradiante. Comme si le monde était fait de coton. Le revoilà mon soleil…

- Tu crois qu’elle aime le thé que je fais à chaque fois? Elle pourrait mentir pour ne pas me vexer.

- Je ne crois pas, fait-il en regardant ailleurs avant de me regarder. Arrête de me regarder comme ça, Pip. On dirait que c’est la fin du monde à chaque fois… Qu’est-ce qu’il y a?

J'hésite. Je l’admire. Je le trouve beau et intriguant. J’ai envie de m’approcher de lui, encore et encore. Je veux voir ce qu’il y a dans sa tête… Lui semble très bien savoir ce qu’il y a dans la mienne, en tout cas. C’est sûrement parce que c’est une réplique inventée par mon esprit.

- Je me demande si les enfants te ressembleront.

- … Toi, tu aimerais que ce soit le cas?

- … Je… Tu es…

Sur mes lèvres se défilent des mots que je n’ai jamais eu l’occasion de lui dire à lui, ni à personne. Il le sait. Je le sais. Il sait que je sais et vice versa. Ça l’amuse seulement de me le faire cracher, ça l’amuse de me voir l’admettre… Et ça le mousse un peu.

Mais la vérité c’est que tant que je ne sais pas si c’est le cas pour toi aussi… Je n’arriverais jamais à te le dire. Et comme je ne le saurais jamais… Tu es parti en me laissant un “merci Pip” écrit sur le miroir. Je l’ai bien interprété sur le moment, parce qu’en faisant ça, tu ouvrais la chasse. Je t’aurais traqué… Peu importe que tu me cries dessus, que tu essayes je ne sais quoi: je t’aurais fait savoir ce qu’est Piper Baek.

Je ne t’aurais pas abandonné. Pour la simple raison que quelqu’un qui me trouve me garde pour toujours. Dans le bon comme dans le mauvais.

- J’imagine ce que notre vie aurait été si tu avais été avec moi. Si tu m’avais choisie. Est-ce que tu aurais été heureux? Est-ce que tu m’aurais aimée? Est-ce que nos enfants auraient été heureux…?

- Ils t’ont toi. C’est mieux que tout.

- J’aime à penser que je t’ai rendu heureux cette nuit-là, insisté-je en le toisant dans les yeux.

- … Tu m’étonnes que ton anus tienne pas avec ta grosse tête et la mienne, plaisanta-t’il avant de m’embrasser le front.

Je sens ses contacts. Ce n’est pas aussi probant que la réalité, mais ça suffit à provoquer une décharge sur ma peau. C’était une blague piquante et qui ne m’aurait pas fait rire si je ne connaissais pas son type d’humour. Puis il est aussi borné que moi… Il ne lâche rien tant que l’autre n’a pas mis un genoux à terre. Bah tu peux te brosser là-dessus mon gars.

- … Tu savais que la grossesse, ça rendait les femmes plus belles?

- Je ne savais pas que tu me trouvais moche, mais bon…

- J’ai jamais dit ça. Tu sais, je ne m'approche pas des laiderons.

- Encore des pirouettes pour pas avoir à dire les choses…

- Pourtant t’aimais bien en faire avec moi… Je me souviens que tu avais envie de…

- Oh la ferme! C’que tu peux être gênant! dis-je en rougissant. J’en avais envie, c’est vrai. Vraiment envie, mais toi t’en avais encore plus envie que moi au point de freiner ta bagnole!

Il me regarde rougir et rapproche son visage de ma joue. Je hausse l’épaule pour me protéger de manière inutile.

- … Puis regarde! Des jumeaux! Tu m’a fait DES JUMEAUX. Est-ce que j’ai besoin d’en dire plus pour que ce soit explicite?

- Nan. Je suis juste extrêmement doué et toi aussi partenaire…

Est-ce que c’est possible de se faire aussi bien tromper par son propre cerveau? Visiblement, vu comment le mot “partenaire” me fait réagir. Encore ce jeu de proximité. C’est comme un labyrinthe où on se croise sans jamais entrer en collision, puis à un moment, les planètes s’alignent et tu es à moi.

Je tend le cou pour l’embrasser, mais il se recule.

- Tu sais ce qu’il se passe quand TU me touche…

… Oui. Tu disparais. C’est injuste. Toi tu peux me toucher… Mais moi je ne peux rien faire. Sinon je te perds et c’est horrible de revivre ça encore et encore.

- Piper ? C'est Everdina. On va faire des courses ?

J’écarquille les yeux et regarde la porte. Lui fait une moue et hausse les épaules. Je chochotte:

- (Je l’ai même pas entendu entrer!)

- (Elle est douée.)

- (Au moins, elle fuit pas comme toi! Je fais quoi?)

- (Qu’est-ce que j’en sais? C’est pas moi qu’elle vient voir…)

Je houspille et le smack pour le faire disparaître avant d’arranger mes cheveux et ouvrir. Elle est là. Je ne l’ai même pas entendue entrer.

- Everdina, dis-je en sortant avant de refermer comme si je cachais son père dans ma chambre. Je t’ai pas entendu entrer. Ça va?, fais-je en descendant une main sur le ventre. Tu veux quelque chose pour te réchauffer?

- Ne me dis pas que tu as oublié ! Pas le temps pour un thé chaud, on a des courses à faire pour remplir mon frigo, tu te souviens ? Il y a des super promos dans le quartier, il faut se dépêcher avant que les stands ne soient dévalisés...

Si. J’avais complètement oublié. Mais comment je justifie ça? “Désolé, je me sentais tellement mieux en présence de ton père que je t’ai totalement oubliée” ?
De toute façon, je l’ai fait disparaître et je n’ai rien d’autre à faire que ça… En ce moment, j’ai du mal avec le papier. Comme dit: je préfère me laisser distraire par Johannes.

Quelque part, c’est vraiment comme s’il était là. Je me sens moins seule et je me dis que plus je me sens comme ça, plus les enfants le ressentiront moins… C’est peut-être tordu comme manière de penser, mais je sais pas s’il existe vraiment une solution où une bonne manière de faire. Si quelqu’un pense pouvoir faire mieux: je suis toute ouïe pour des conseils.

- Tu étais au téléphone avec quelqu'un dans la chambre ? Je ne t'ai pas interrompue au moins ?

Oh merde. Je pose une main sur mon ventre et la dépasse en me tenant à la rambarde avec l’autre main. Que dire? Elie, ma cousine, se vantait de suivre le principe de KISS: “keep it simple stupid”. Au début je la trouvais bête, mais maintenant, je trouve que ça fait plutôt du sens.

- J’étais en train de parler avec un bon ami, dis-je en souriant chaleureusement.

Et si elle pensait que cet ami est un amant? Et si elle pensait que je suis passée à autre chose? Et si elle pensait que je n’aime plus son père? Oh diantre. En plus j’ai souri!

- … Personne de très important, ne t’en fais pas.

Pour moi c’est important qu’on sache que j’aimais ce grand navet. Pas autant que si nous avions eu plusieurs années de relation, mais tout de même.

Là, sur mon fauteuil j’attrape le cardigan de laine que j’ai laissé traîner et l’enfile, avant d’aller choper ma doudoune noire que je passe avant d’enfiler mes chaussures. Dans ma poche, il y a mes clés, mon porte-monnaie et ta cravate, Jo.

Depuis la grossesse, j’ai constamment besoin que tu sois avec moi et tout ce qui me reste, c’est ta cravate. Si les garçons étaient déjà là, je les aurais enlacés, je serais restée avec eux sur le sofa, à leur lire des histoires, à les papouiller, à jouer avec eux… Mais ce n’est pas le cas. Et c’est plutôt à moi d’être là pour eux, pas le contraire.

J’enfonce mon bonnet sur ma tête et me tourne vers Everdina.

- Bon. Je te suis. On y va?

- Suivez le chef !

Je la suit sans vraiment faire attention à quoi que ce soit. A vrai dire mes yeux décryptent tout ce qui se trouve autour de moi, mais rien ne fait vraiment de sens.

- Tu sais, si tu as un jour un amant c'est pas grave. Tu peux aimer quelqu'un d'autre que papa.

Y’a que moi que ça choque? Oui sûrement. Comment me dire que je peux avoir un autre homme alors que celui que j’appréciais, le seul, le premier… Est mort il y a peu? Si c’est grave. Je ne peux pas prétendre aimer quelqu’un d’autre. Ça ne fait pas partie de moi de passer d’homme en homme. Quand j’apprécie… C’est avec tout mon cœur et de manière infaillible.

Je ne suis pas capable de faire autrement. J’ignore si je pourrais faire autrement un jour.

- Mais tu ne laisseras jamais personne prendre cette place, n'est-ce pas ?

Elle lit dans mes pensées. Elle n’est pas si naïve que ça. Je pince un sourire et opine du chef, un peu comme un gosse qu’on a coincé avec une sucrerie qu’il n’aurait pas dû trouver.
C’est beaucoup de choses à penser pour moi… Dès que j’essaye de voir le tableau de ma vie en prenant du recule, je deviens incapable de tout. Penser est une épreuve, rester éveillée, respirer…

- Everdina… Tu… Ton père est la première personne que j’ai ouvertement aimé. Passer à autre chose comme ça… Ce n'est pas possible pour une personne comme moi.

Mon regard se porte alors sur un vase dont la couleur me fascine. Je l’attrape et l’examine de haut en bas avant de chercher son prix, mais ne trouve pas l'étiquette des soldes. En levant le nez, je ne vois aucune affiche indiquant de quelconques soldes. Je tourne sur moi-même, je regarde les allées et finis par me diriger vers une vendeuse pour lui demander par où se trouvent les soldes.

Evidemment, elle me répond qu’il n’y en a pas. Ce n’est pas vraiment un souci, mais c’était le but d’Everdina de faire les courses…Je me dirige vers elle, gênée et:

- Everdina, tu es sûre que c’était aujourd’hui? Parce que la dame dit que les soldes c’est dans un mois … Tu veux qu’on fasse autre chose? On peut rentrer à la maison et faire des gaufres ou regarder un film? C’est comme tu veux.

C’est alors que j’entends mon nom être appelé quelque part derrière moi. Je me retourne et vois Johannes me faire des grands signes en me montrant un pantalon zebré pour femme enceinte. Je le regarde comme un parent regardant son enfant sur le point de faire une connerie. Et merde… Faut toujours qu’il pointe le bout de son nez quand il le faut pas.

- PIPER! REGARDE! Ça t'irait trop bien! Le motif est trop "graou"! Essaye-le!! J'vais trouver des trucs pour les garçons aussi!

D’habitude ça me gêne pas de faire du shopping avec lui, mais là, y’a Everdina et je peux pas prendre le risque de lui faire découvrir que j’hallucine son paternel, comme une folle pathétique. Je passe une main dans mes cheveux, léééééégèrement dépassée puis regarde Everdina:

- Alors? On fait quoi? demandé-je en voyant l'abruti brandir une robe à motif leopard.

Oh diantre.

- Mh, qu'est-ce qu'on pourrait faire ?

- Bonne question, perso je–

- Oh regarde, des promos pour les bodys ! Tant qu'on est là, autant jeter un coup d'oeil ?

- Je… O-oui? Pourquoi pas?

Je la suit, sans comprendre où elle veut en venir. Et là… Elle a le malheur de me présenter un hideux body zebré. Visiblement, le mauvais goût se transmet de père en fille…

-  Oh Mon Dieu, il est trop mignon celui-là ! T'en penses quoi ?

- A-ah… Ouiiii… Ahem… Non. Je ne tiens pas à ce que mes enfants s’habillent en animaux… Surtout les asiatiques. Ça ne leur va pas trop, tu vois… Mais je vais jeter un oeil, okay?

Faux. On s’en tape. C’est juste que je refuse que mes enfants aient ce genre de fringues. On vit pas dans la savane, on est pas des sauvages. Je cherche pas des trucs hors de prix, mais des trucs potables pour les jumeaux…

Je commence à épier les rangées de grenouillères et de pyjamas pour les garçons. C’est vrai que c’est pas mal. J’aime particulièrement les associations de couleurs automnales et les gammes vives et profondes comme le bleu roi, le vert émeraude et le orange rouille… Il y a aussi les motifs plein de vie et très représentatifs de la fantaisie enfantine… Comme ce body à motif de chiens saucisses peints en différentes couleurs vives, ou encore, celui avec des dinosaures…

- Piper… Tu trouves pas ça un peu plat? me demande Johannes.

- Dixit celui qui est tellement à plat qu’il est dans une tombe, dis-je en regardant la taille des bodys. J’apprendrais à nos enfants à bien s’habiller. Le tout: c’est de savoir combiner les couleurs.

- Une salopette…? Vraiment?

Je la lève en l’air pour l’examiner à la lumière. Une belle salopette orange en corduroy. J’imagine un petit garçon… Avec les longs cheveux de son papa et les yeux de sa mère. Il ne m’en faut pas plus pour la coincer sous mon bras avec sa jumelle verte. Je continue et jette un coup d'œil à Everdina avant de regarder Johannes me ramener un legging léopard de maternité, tout fier de lui.

Ça me fait soupirer en fermant les yeux. Le père ne suffisait pas, il faut aussi que la fille le fasse. Je fais comment moi?! Je m’avance d’un pas rapide vers lui et le précipite vers le rayon des femmes enceintes.

- Cesse de me prendre pour un animal de la savane! Je porterais pas ça, compris?!

- Mais ça t’irait trop bien! Tu te rends pas compte! Imagines tes formes et ce motif: trop--

- Si tu t’apprêtes à dire “ sexy”: retiens toi, coupé-je.

- … Trop “graou”. Comme toi. Un vrai félin.

- Si t’étais vraiment là, je t’en aurais mis une dans les burnes. Tu le sais, ça?

Je le dépasse et me met à examiner les pantalon souples pour femme enceinte et en prend un gris, un noir et un blanc.

- Ta fille est juste là. Je veux pas qu’elle sache que je te parle. Elle croit que je vois quelqu’un d’autre.

- Pff… Si elle savait, se marre l’idiot.

- Oh, ta gueule.

Je me redirige vers les vêtements de bébé. J’évite les manteaux et fringues spécifiques. Je doute qu’il fasse froid quand ils naîtront, alors… Par contre les chaussettes, c’est pas mal!  J’en attrape de plusieurs couleurs et dans un des packs, je vois une des paires avec un slogan dessus.


Je ne sais pas pourquoi, mais cette phrase me frappe. Allez savoir pourquoi je me souviens du fait qu’il manquait un orteil à Johannes. Il aurait fait une blague à ce sujet… J’en suis presque sûre. Il était du genre à rire de ses malheurs plutôt que d’en pleurer. C’est ce qui faisait qu’il était fort à mes yeux… Sa capacité à transformer le négatif en positif. A tourner tout à son avantage… J’admirais ça chez lui.

Ça m’énervait parce que je ne gagnais jamais vraiment… Mais j’aimais ça. Il avait de l’esprit, ça se voyait, il le savait… Quelque part j’étais fière qu’un homme comme lui me voit et m’apprécie. C’était un renard rusé, avec un pelage doré…

Sans que je m’en rende compte, un sourire s’est dessiné sur mes lèvres… Et des larmes se sont mises à perler de mes yeux. Johannes… Toutes ces couleurs que je choisis et que tu n'aimes pas… Ce sont des couleurs que tu m’inspires. Je je devais te peindre, ce n’est pas en léopard que je le ferais, ce serait avec toutes ces couleurs si vives, qui m’évoquent ton espièglerie en vert, ta façon de jouer en jaune… Cette force que tu employais à vivre en rouge et cette passion sincère en bleu.

Lorsque je relève la tête, tu es en face de moi. Je te vois me dévisager alors que tu comprends ce qu’il se passe dans ma tête à cet instant présent. Tu réalises que tu ne peux rien y faire. Tu ne peux pas arrêter le flot de mes larmes et moi non plus. Tout ce que je fais, c’est renifler, essuyer vainement mes joues en essayant d’éclaircir mon regard.

J’aurais vraiment voulu vivre ça avec toi. J’aurais voulu t’offrir ça. Savoir ce que c’est de te voir sourire pendant que tu joues avec tes fils, te voir être un homme à mes côtés, te voir être cet humain qui me fascinait… Je ne sais pas si je m’en serais lassé un jour, mais ça: je ne le saurais jamais tu vois…

… Et ça, ça me tue à chaque fois.

Aucun legging léopard ne pourra me faire oublier que je t'ai perdu.

- Tu veux sortir ? On fera ça une autre fois si tu veux...

J'essuie mes larmes de ma main libre avant d’éclaircir mon regard. C’est si douloureux à chaque fois… C’est horrible de me rappeler de toi et tu le sais.

Ce jour-là, tu as peut-être fuit en pensant que c’était mieux pour moi, que ça me ferait moins mal si tu te tenais loin de moi… Mais c’est pire en vérité. C’est pire que si j’étais à tes côtés en train de vivre dans le risque.

Qui sait? Si nous avions été ensemble, peut-être que nous aurions vécu différement. Nous aurions vécu sur le qui-vive, mais nous aurions vécu ensemble. J’aurais toujours été dans ton sillage et toi dans le mien.

Peut-être qu’on aurait abordé la vie différemment? La parentalité différemment.
Je n’y ai goûté qu’une fois, mais ça me manque de ne pas t’avoir à côté de moi. Peut-être que tu étais dans la vente de drogue? Si c’est le cas, je me demande si tu savais que c’était toi la plus grande drogue…

Ou peut-être que je me trompe et que tu n’en es pas une. Peut-être que j’aime juste être avec quelqu’un…

Je fouille mes poches et tend mon panier à Everdina avant de lui confier mon portefeuille.

- Je suis désolée… C’est… Tiens. Est-ce que tu veux bien payer, s’il te plaît? Je dois sortir … Je t’attendrais dehors, d’accord?

Alors que je me décharge, l’image de la jeune fille en train de porter tout ce que je lui donne me refroidit. C’est injuste qu’elle puisse voir tout ça. Qu’elle ne puisse pas comprendre pourquoi les choses se passent comme ça et qu’elle doive le subir .

Je devrais lui dire ce qui ne va pas. Après tout… C’est son père. Même si c’est dans ma tête: ça reste son père.

- … Je… Ne t’en fais pas. Tu n’as rien fait de mal, Everdina. C’est juste qu’il se passe certaines choses que tu ignores… Je t’en parlerais tout à l’heure si tu veux. N’hésite pas à acheter ce que tu veux pour toi aussi…

Et sans attendre, je lâche sa main et sors. Je passe à côté de Johannes et le dépasse sans le regarder. Si je le fais, je ne sais pas comment je ferais.

Lorsque je sors, l’air devient plus frais, le bruit est moins condensé… Je me sens légèrement mieux. Je prend de grandes inspirations et me calme avant de me remettre en marche. Je flâne doucement, les mains sur mon ventre pas encore bien gros.

Comment est-ce que je pourrais avouer à Everdina que je vois son père…? Comment lui dire que je me confine dans cette hallucination? Tout à propos de ça est si malsain… Et le pire c’est que je n’ai pas vraiment l’intention d’en guérir. Du moins, je ne suis pas super motivée…

Alors que je reviens à moi-même, je me rends compte que je suis devant un bar à jus. Je soupire et me dirige vers la caisse. On va peut-être commencer par ça: prendre une boisson. En général c’est autour de ça qu’on a des discussions importantes.

J’en prend un pomme-carotte-orange pour moi et fraise-banane-myrtille pour Everdina puis je vais m’asseoir sur un banc situé sur les allées. Parfois une larme monte. Je l’essuie… Parfois je crois qu’enfin, c’est fini.

- Je te manque autant que ça…? me demande Johannes qui s’assoit à côté de moi.

- Tu n’imagines même pas… Ah. Tu dois me trouver ridicule, pas vrai? Une fille qui en pince si fort pour un homme qu’elle a connu un jour.

- Non.

- Tu devrais. Au moins j’aurais la certitude d’être une petite idiote.

- Sauf que… Tu l’es pas, fait-il en passant une main sur sa chemise. T’es loin de l’être. C’est pas ton genre de tomber pour le premier venu qui te débite des belles paroles, Pip. Si c’est arrivé avec moi, c’est parce que tu m’as minutieusement choisi. Tu étais sûre de toi. Et moi… J’étais aussi sûr de moi quant à toi. Sinon je t’aurais jamais choisie ce soir-là… J’aurais pas pris de risques avec toi si j’étais pas sûr.

Il me regarde dans les yeux qui se baissent sur mon ventre avant qu’il le pointe du bout du nez vers les jumeaux et esquisse un sourire. Je tousse un sourire, parce que le sous-entendu est quand même drôle quand on y pense bien. Sauf que même ce trait d’humour me rappelle qu’il n’est pas là.

- Tu me manques vraiment, tu sais…?

Il se rapproche et pose sa main sur ma tête avant de rapprocher la sienne. Comme s’il me disait “ je sais”. Du bout de son nez, il m’indique mon jus. Je gobe la paille et me remets à boire en me calmant…

- Tu vas lui dire alors?

J’opine du chef. Lui aussi. Il se laisse reposer contre le dos du banc. Bizarrement, il a l’air nerveux… Peut-être parce que je le suis un peu.

- Je commence à m'inquiéter pour toi Piper.

Moi aussi je m’inquiète pour moi… C’est la dernière de mes préoccupations la plupart du temps, mais parfois je me demande où je finirais à ce rythme.

- Qu'est-ce qui se passe, Piper ?

Je prends une grande inspiration et aspire mon jus en même temps. A chaque fois que les gens doivent passer à l’action, c’est là qu'ils choisissent de faire durer le temps… De mettre la trotteuse en suspens.

- Je le vois, lâché-je.

Oui, bon. C’est vague. Je sais. Mais c’est déjà un début comparé à la voix interne qui me crie de ne rien dire.

- Je veux dire… Ton père. Je le vois. C’est avec lui que je parlais tantôt.

Je prends une grande inspiration et soupire. C’est parti.

- Ce n’est pas un fantôme… Je pense que c’est simplement le choc et le fait qu’il me manque terriblement… Mêlé à la grossesse… Voilà ce que ça donne. J’en ai parlé à personne encore…

Je baisse les yeux vers mes mains dans un moment de réflexion.

- … Il apparaît dans les moments où je suis seule ou les moments où je me sens seule. Il… Est exactement comme dans mes souvenirs. Il rit, il me fait rire et peut-être que j’imagine cette partie, mais il suit la grossesse de près… Il disparaît généralement quand je n’ai plus besoin de lui, jusqu'au prochain moment où je me sentirais mal.

Je pince un sourire contrit. Un peu comme si j’admettais ça à contre-coeur. Peut-être que c’est le cas?

- Je sais bien que rien de tout ça ne doit te sembler logique… Mais sa compagnie me fait du bien. Je sais que je dois ressembler à une folle qui parle seule, avec le souvenir d’un homme qu’elle a connu qu’un une nuit, qu’une seule petite nuit…

Ma respiration s’accélère, se saccade dans ma poitrine. Ce n’est pas parce que je m’apprête à pleurer… C’est plus de l’angoisse. Celle de voir Johannes partir. Disparaître. Surtout quand je pense à l’accouchement. Je sais qu’il disparaîtra… J’ai peur de le perdre… Comme si je perdais la chance de ma vie, d’être heureuse. D’être complète.

Johannes, erre dans ma mémoire, comme si c’était son dernier horcrux, vivant en moi… Peut-être que c’est la part de lui vivant dans les garçons qui habitent mon ventre… Peut-être pas. Tout ce que je sais c’est que je ne veux pas le perdre et que le fait d’y penser me donne le tournis.

Il ne faut pas que je tourne de l'œil… Et pour ça, il faut que je fournisse à mon corps des sucres rapides, pour qu’il s’efforce à se tenir. Alors je tire sur ma paille de nouveau. En silence…