Un liseré de lumière brillait à la fenêtre de Jude. Kassie, qui revenait du tournage de la série, s'arrêta devant l'habitation de son voisin. Elle ne lui avait pas encore dit qu'elle déménageait. Elle était profondément soulagée de quitter le rafiot qui lui servait de maison. L'hiver approchant, il empestait l'humidité. Kassie avait été contrainte à jeter des vêtements suite à des moisissures qui prenaient naissance dans les plis des tissus. De plus, son père était parti en cure. Elle était seule dans ce taudis rapiécé. Alors oui, elle était contente de cette future colocation avec Ethan. Il ne lui restait plus qu'une semaine à tenir.
Son regret, c'était Jude. Il allait lui manquer, cet énergumène. Elle croisa les bras et sa bouche se tordit dans une moue de réflexion. La nuit était pleine, la lune à son acmé. Mais Jude ne dormirait certainement pas pour autant. Ils étaient des oiseaux de nuit, lui et Kassie. Ca expliquait sûrement pourquoi il lui avait si souvent ouvert la porte.

Elle fit demi-tour pour s'arrêter à la supérette du coin. Elle commençait doucement à toucher ses cachets, elle pouvait enfin payer des trucs à son voisin. Le pauvre avait vu Kassie dans ses pires moments, quand même, se dit-elle.

Elle prit une bouteille de vin rouge, non sans avoir une pensée envers Psyché. La dernière fois qu'elle avait ramené une bouteille de vin chez quelqu'un... Et bien, elles étaient en couple. D'ailleurs, la rouquine ne savait toujours pas pour l'emménagement de Kassie chez son ex. La blonde appréhendait la réaction de sa copine et repoussait le moment où elle lui en parlerait.
Elle reposa la bouteille de rouge et opta pour un vin blanc. Même si elle avait confiance en elle pour ne pas déconner, elle avait un fond de possessivité. Le vin rouge, c'était que pour sa copine.
Un peu de snacks, de bonbons, et elle se dirigeait vers la caisse. Elle tenait ses victuailles entre ses bras et observait les vitrines pour patienter. Elle se refit le fil de son histoire avec Jude. D'abord, elle avait onze ans quand elle retrouva son père sur les docks. C'était encore une petite princesse, fringuée et coiffée par sa mère. Des robes roses à volants et des couettes l'habillaient, malgré sa puberté naissante. Kassie n'habita pas de tout de suite chez son père. Mais plus elle lui rendait visite, plus son style allait à l'encontre de ce que lui soumettait sa mère. Elle portait les chemises amples de son père par dessus des tee-shirt de groupe de rock qu'elle n'écoutait pas, et commençait à enfiler des résilles sous ses jeans troués. Elle commençait à fumer, aussi. Elle se mettait souvent à la fenêtre du bateau pour consommer le tabac avec son paternel. C'est comme ça qu'elle aperçut, pour la première fois, la silhouette du voisin. Un type sombre et effrayant. Ca n'empêcha pas Kassie, pour faire faire des économies à son père, de trouver le moyen de piquer le wi-fi de Jude.

La personne devant Kassie avança. Une vieille dame qui avait acheté trois pauvres concombres. Kassie leva les yeux au ciel. Pourquoi diable les vieux sortaient à une heure aussi tardive pour faire leurs courses ? Surtout lorsqu'on savait les quartiers Eindhoven et Wanhoop malfamés depuis septembre. Elle tapa du pied, s'impatientant, et se reconnecta à ses souvenirs pour s'apaiser.
Elle eut un doux sourire en se remémorant sa première vraie discussion avec son voisin. Elle avait quinze ans. Klaus, son premier gars, venait de la jeter d'une voiture. Elle était griffée de partout, et s'était fracturée la cheville. Ils avaient picolé tous les deux, alors Kassie s'était trompée de porte et était arrivée chez Jude. Le type avait accueilli Kassie malgré tout et avait pris soin d'elle. Elle avait pesté toute la nuit contre son gars. Elle banalisait la violence dont elle avait été victime. Jude l'avait aidé, progressivement, à ouvrir les yeux sur la brutalité dont pouvait faire preuve Klaus dans leur relation.
Depuis, Kassie allait constamment chez son voisin quand ça n'allait pas. A chaque rupture - donc 4 -, elle débarquait ivre chez Jude. Souvent fagotée avec peu de tissus. Elle revenait de boîte ou de bar, et ne voulait pas que son père la découvre dans de tels états. Jude la protégeait, en quelque sorte. Elle et Ethan avait eu beaucoup de ruptures en un an et demi de relation, Jude ramassait toujours Kassie à la petite cuillère.

- J'étais persuadée d'avoir de la monnaie, disait la vieille en fouillant dans son portefeuille.

Kassie souffla du nez.
Ces derniers mois, Jude avait surtout recueilli une Kassie inquiète. Son père avait sombré gravement dans l'alcool, et Kassie avait toujours peur de découvrir son cadavre en rentrant chez elle le soir. Elle demandait parfois à Jude de venir ouvrir la porte pour elle. Des fois, son père n'était pas là, alors elle attendait la nuit chez son voisin, enchaînant verre de vodka sur verre de vodka. Heureusement, il était en cure depuis plus d'un mois.
Ce bougre de Jude connaissait globalement toute la vie de Kassie, jusque dans des détails intimes. Elle n'avait aucune pudeur et pouvait lui raconter les détails de ses coups d'un soir quand elle les trouvait mauvais.

- Mademoiselle ?, l'interpella un caissier boutonneux.

Enfin. Kassie posa ses achats sur le tapis de la caisse. Le néon du magasin était aveuglant, et rendait l'espace anesthésiant. D'une neutralité déconcertante. Il n'y avait pas de musique. Cette supérette n'était pas rassurante.
Kassie paya ses courses et se dirigea chez son voisin. Elle tourna le regard vers l'entrepôt au loin, où elle avait longuement travaillé en tant que civile pour les Eindhoven. C'était Jude, justement, qui l'avait faite entrer dans la mafia.
Tiens, Psyché était une lieutenant Eindhoven, tout comme Jude. Ils devaient sûrement se connaître. Elle ne lui avait toujours pas parlé de sa copine d'ailleurs. Elle n'osait pas trop aborder ce terrain-là, sa relation avec une femme étant encore un sujet sensible. Mais il pourrait peut-être l'aider à s'assurer que Psyché allait bien quand elle était en mission ?

La blonde traversa un passage piéton. Elle était bien contente d'avoir arrêté de bosser pour les Eindhoven depuis septembre, quand même.

Kassie arriva devant l'embarcation de son voisin. Elle était plutôt en forme aujourd'hui. Elle avait attaché ses cheveux en une queue-de-cheval haute, rendant les traits de son visage plutôt matures. Il faisait froid, alors elle portait des collants opaques sous sa robe noire, ainsi que sa veste en cuir. Elle aurait aimé porter un habit de Psyché. Il fallait qu'elle lui en pique un la prochaine fois qu'elle la verrait.
Les bras chargés, elle eut du mal à tout transvaser dans un seul bras pour libérer l'autre. Cela lui permit de frapper à la porte de son voisin. Et quand il lui ouvrit, elle brandit la bouteille de vin blanc, et lui adressa un sourire.

- Surpriiiiiiise !

Elle était chez lui deux à trois soirs par semaine...

- Quoique, pas tant que ça., se reprit-elle en faisant la moue.

En fait, ça faisait bien deux à trois semaines qu'elle n'avait pas salué Jude. Finalement, ça datait un peu.

- J'espère que t'as faim, et soif !

Elle lui adressa un large sourire.

Pando

Les yeux rouges de Jude brillaient dans l'obscurité. C'était deux rubis luisants. La première fois qu'elle les avait vu, Kassie avait cru que le gars était un genre de vampire. En fait, Jude c'était juste un gars sympa avec un look excentrique.

-On fête un truc ? Quelqu'un est mort ?, lui dit-il en lui ouvrant la porte.

Elle débarquait tellement souvent chez lui qu'ils ne se disaient jamais bonjour, en fait. Poli et gentil, il débarrassa sa voisine de ses victuailles. Elle, elle entra comme si elle était chez elle. Elle s'était tellement de fois affalée contre le mur du salon, bouteille en main, mascara qui coule sur les joues... Elle était sûre qu'elle avait marqué son odeur sur ce dit mur. L'odeur du désespoir.
Par habitude, elle s'installa sur le canapé, calant son dos contre l'accoudoir. Elle leva les pieds, dans le but de les mettre sur les coussins de son canapé pour s'allonger de tout son soûl. Ses jambes étaient en suspension au dessus du sofa lorsque la voix de Jude la stoppa net :

- Fous pas tes pieds sur le canapé si t'as tes chaussures !

L'interpellée pouffa. Est-ce qu'un jour il arrêterait de la gronder comme une enfant ? Bon, il fallait dire qu'il avait raison. Soit il la connaissait trop bien, soit il avait fait une nouvelle expérience corporelle et il avait un troisième œil derrière le crâne.
Elle ronchonna et retira ses bottes. Elle les laissa tomber au sol, sans se soucier du bazar qu'elle apportait. Toute contente, elle étendit ses jambes. Elle espérait ne pas avoir trop transpiré dans ses collants quand même...
Jude revint, un plateau bien proprement préparé. Le vin attira tout de suite Kassie qui se dépêcha de prendre son verre. Elle leva les pieds pour laisser la place à Jude de s'installer sur son canapé... mais uniquement pour les poser sur ses jambes. Ses orteils se balançaient d'avant en arrière sur les cuisses de l'homme. Elle avait l'attitude d'une enfant avec trop d'énergie. Il fallait dire que la vie de Kassie lui souriait ces derniers temps. A part la peur permanente de mourir quand elle sortait, Kassie se sentait plutôt bien.

- Alors, on fête la mort de qui ?

La blonde, qui avait déjà les lèvres dans son verre, s'étrangla. Elle toussa et s'essuya grossièrement la commissure des lèvres.

- C'est vrai que j'en oublie mes manières. Trinquons, mon cher Jude !

Elle tendit le verre en direction de son voisin, afin qu'ils puissent trinquer tous les deux. Un sourire nostalgique se dessina sur les lèvres rouges de Kassie. Il avait raison, pour une fois, Jude. Il y avait un côté morbide ce soir, parce que Kassie venait annoncer un départ. Elle détestait tout ce qui ressemblait à de l'abandon, et sa séparation physique avec Jude l'angoissait. Elle avait presque envie de ne rien lui dire, faire semblant de rien, déménager sans lui dire... Peut-être qu'il se rendrait compte de rien ? Elle continuerait de venir à sa porte aléatoirement et le subterfuge serait complet.
Elle poussa un soupir et grignota quelque chips.

- Tu sais, tout n'est pas toujours la mort, la mort, la mort..., dit-elle en roulant des yeux, comme si elle était agacée alors qu'elle ne l'était absolument pas. Mais je te l'accorde, ce soir on célèbre tristement ...

Elle marqua une pause pour l'effet dramatique. Ca l'aidait à rester dans le déni de son déménagement.

- ... Ta mort.

Elle reprit une gorgée de vin. Elle avait au moins besoin de ça.

- Je déménage le week-end prochain Jude. Avec Ethan. Et comme tu n'es rien sans moi... Oui j'imagine que tu meurs samedi prochain.

Plus sérieuse, elle adressa un regard inquiet à son voisin. Elle avait peur qu'il s'énerve, même si ce n'était pas le genre de la maison. Elle craignait aussi qu'il exprime une forme de tristesse. Elle n'avait pas envie que tout ceci soit déprimant, au contraire. C'était une cérémonie de fête. Non ?

Pando

C'était terriblement long d'attendre une réaction de Jude. Kassie avait l'impression que les secondes s'étiraient, se transformaient en heures. Elle entendait chaque son environnant comme s'ils étaient dans sa tête. Ses battements de cœur étaient puissants. L'air dehors avait l'air de siffler dans ses oreilles.
Et Jude ne disait rien. Il buvait, mutique. A croire que l'annonce de Kassie lui avait pris sa voix. La blonde était assise, nerveuse. Ses mains étaient posées sur ses genoux. Elle tapotait ces derniers du bout des doigts, nerveuse. D'habitude, elle appréciait le calme olympien de Jude. Mais ce soir, elle avait envie de secouer son voisin pour qu'un son sorte de sa bouche.

- Ethan..., se contenta-t-il d'articuler.

Kassie pencha la tête vers lui. Elle avait bien entendu ?

Il prit un bonbon. Kassie avait l'impression qu'il prenait de la mort-au-rat.

- Choix audacieux.

C'était du sarcasme ? Kassie avait beau connaître Jude depuis des années, parfois elle n'arrivait à discerner la couleur qu'il mettait dans ses phrases. Une chose était sûre, Kassie n'appréciait pas vraiment la tournure de cette conversation. Elle fronça les sourcils, interpellée. Que sous-entendait-il ? Etait-il sincère dans ce qu'il lui disait ? Jude avait été aux premières loges de la relation entre Ethan et Kassie. Il avait été le premier chez qui elle s'était réfugiée pour lui raconter qu'elle avait retrouvé son ami d'enfance. Il l'avait vu tomber amoureuse progressivement, l'avait entendu inclure le prénom d'Ethan de plus en plus souvent dans leur dialogue. Il l'avait sûrement vu à la fenêtre, les premiers soirs où elle invitait Ethan chez elle. Il avait été là quand, en panne de préservatif, elle avait sonné chez lui en vitesse au milieu de la nuit, vêtue uniquement d'un long manteau, pour lui quémander une protection. Il avait été là aussi pour accueillir sa colère, lors de leur première rupture. Puis la seconde. Puis la troisième. Elle s'était énervée sur ce canapé même où elle était assise pour se plaindre d'Ethan qui la surprotégeait.
Et puis il l'avait écouté aussi lui dire qu'elle ne pouvait pas continuer à travailler pour les Eindhoven quand son copain était un flic. Jude avait été celui auprès duquel elle avait pris la décision de rompre avec Ethan pour le protéger de qui elle était devenue.
Il savait aussi combien ils étaient proches. Elle invitait souvent Ethan, ils s'étaient croisés. Et Jude était fûté, il avait sûrement lu des lignes de leur histoire que Kassie n'avait pas pris le temps de lire.

Elle prit une profonde inspiration. Elle n'allait pas encore s'énerver sur ce canapé ?
Elle remplit son verre de vin, et but plusieurs gorgées, sèchement, avant d'affronter le regard de Jude.

- Choix audacieux ?, reprit-elle.

Elle essayait de deviner ce à quoi il pensait. Mais Jude s'était tellement modifié que Kassie avait la sensation qu'il avait ajouté des couches supplémentaires pour qu'on puisse accéder à sa personnalité.

- Tu critique ma décision ? Tu penses que j'ai encore foiré, c'est ça ?

Pando

Le vin était bon marché. Il avait le goût de la supérette, un millésime amer de l'insalubrité. Pourtant Kassie le but comme s'il n'agressait pas son palais gustatif. Elle sentait que la conversation déviait et elle n'aimait pas ça. Elle n'aimait surtout pas que cette discussion soit avec Jude, parce qu'il était intelligent, pertinent, et qu'il connaissait les failles de Kassie. Elle n'avait pas envie qu'il la renvoie à sa réalité.
Puis Jude poussa les jambes de Kassie et se leva, ce qui la fit lever les yeux de son verre. Elle allongea de nouveau ses gambettes sur le fauteuil, parfaitement à l'aise, et suivait silencieux du regard les pas de son ancien voisin. Elle n'aimait pas qu'il s'éloigne d'elle. Ca voulait dire qu'ils ne pouvaient pas être proches l'un de l'autre, au risque de se blesser.
Il s'alluma une cigarette dans le lointain. La blonde identifia un paquet et tendit le cou pour l'apercevoir sur le bureau. L'envie de s'en griller une lui chatouilla le ventre. Elle fumait de moins en moins depuis qu'elle était avec Psyché. Elle ne voulait pas lui imposer l'odeur de tabac froid. Mais là, elles ne se voyaient plus trop. Quel risque prenait-elle ?
Jude vint s'asseoir face à elle, ne reprenant pas place sur le canapé avec elle. Elle fit la moue derrière son verre, le finit puis le posa sur la table basse. Elle piqua à manger du bout des doigts et grignota, plus pour s'occuper la tête que par appétit.

- Connaissant votre histoire à tous les deux, tu attendais des cotillons et confettis ?

C'était trop, Kassie se leva.

- Je te pique une clope, articula-t-elle sèchement sans daigner de lui adresser un regard.

Elle ne voulait pas entendre une morale, elle ne voulait pas qu'il lui renvoie la complexité de sa relation avec Ethan. Elle savait qu'encore il y a deux mois, elle essayait de coucher avec lui pour qu'il reste amoureux d'elle. Elle savait qu'au fond d'elle, elle se mettait en colocation avec lui pour avoir encore de l'emprise sur lui. Elle avait besoin de le surveiller, de le traquer, de s'assurer qu'il ne la quitterait jamais. La plupart du temps ces pensées envahissantes étaient inconscientes, mais ce serait mentir que de dire qu'elle n'y pensait pas consciemment parfois.

- C'est pas une question d'avoir foiré ou pas..., la rattrapa Jude alors qu'elle s'allumait une cigarette, mais plutôt que tu es constamment en train de répéter les mêmes schémas qui te font finir sur mon canapé en larmes. J'ai l'impression que malgré tout le temps qu'on a pu passer ensemble, tu continues de tourner en rond.

La bouche de Kassie se crispa sur la clope. Elle ne tournait pas en rond. C'était faux. Elle avançait. Elle avait une copine maintenant. Elle n'était pas en couple avec quelqu'un de dangereux, comme elle l'avait fait par le passé.
Elle baissa la tête et un hoquet lui échappa dans un souffle. Le tabac montait devant ses yeux, s'imprégna dans ses cheveux. Jude avait encore raison, putain. Qu'est-ce qu'elle foutait avec Psyché, Kassie ? Pourquoi se fourrait-elle encore dans une relation qui l'exposait au danger ?
Elle revint s'asseoir sur le canapé, cette fois dans une position plus convenable. Jude la transperçait du regard.

-Tu as conscience que c'est une idée foireuse ?
- Je t'emmerde, lâcha-t-elle aussitôt.

C'était sa façon à elle de lui dire de se taire. Assise là, sur ce sofa, Kassie avait l'impression de vivre encore et encore les mêmes conversations avec Jude. Il l'avait tellement conseillé, et elle l'avait si peu écouté ... Elle se demandait pourquoi Jude continuait à lui ouvrir sa porte. Leur relation était clairement asymétrique : Kassie dépendait de Jude. Elle piquait son wi-fi, ses clopes, son temps. Et lui il était toujours patient, à l'écoute, et bienveillant. Il était un des rares piliers solides de la vie de Kassie.

- Je sais que c'est une idée foireuse. Je veux garder Ethan avec moi. Et oui, je tourne en rond, ma meuf est une putain de mafieuse bourrée de secrets.

Kassie souffla un rond de fumée avant de se pencher en avant, plantant ses yeux dans ceux de Jude. Elle se dit que Jude devait d'ailleurs connaître Psyché, ils étaient tous les deux des Eindhoven après tout.

- Mais on est obligé de répéter les schémas, Jude. T'as vu la merde dans laquelle on vit ? Tu as conscience de pour qui tu bosses ? De qui tu dépends ? Les gens comme nous, on peut pas briser les schémas parce qu'on est noyés dans notre merde. Toi, tu sais pas faire autrement que bosser pour la mafia, avec tes cadavres. Moi, je sais pas faire autrement que me détruire, et emporter mes relations avec moi dans cette autodestruction.

Pendant qu'elle parlait, elle avait rempli leur deux verres de vin. Elle brandit sa boisson.

- Santé, hein.

Et but à nouveau. Vin bon marché et tabac faisaient bon mélange.

Pando

Le vin était âpre. C'était définitif, Kassie préférait un bon blanc. Comme celui qu'elle avait partagé avec sa copine. Par contre, elle avait oublié combien le vin pouvait être traître. Et ce lieu était hanté par les fantômes ivres de Kassie. Ce canapé demandait à que l'alcool soit consommé dans l'abus. Ce salon étroit quémandait l'ivresse, le tabac, la démesure émotionnelle. Kassie savait qu'elle aurait dû acheter des bières sans alcool. Elle n'avait pas pu s'empêcher de prendre du vin.
Jude était long à répondre, comme d'habitude. Leur deux attitude étaient radicalement différentes. La silhouette de Kassie, en opposition à celle de Jude, était en mouvement constant. Elle buvait, se resservait, jouait avec son briquet, tapait du pied, jouait avec ses cheveux. Face à elle, la silhouette de Jude était immobile, solide comme un roc. Même la fumée qui s'échappait de sa cigarette paraissait statique. Ca lui donnait des airs de méchant d'un Disney, avec les volutes qui couvraient partiellement son visage, ne laissant apercevoir que son regard sombre.

- Dis quelque chose, râla Kassie qui écrasait un mégôt.

Au milieu de la tempête qu'alimentait Kassie, Jude devint un catalyseur :

- Je sais bien que tu penses pas un mot de ce que tu dis, et que tu balances des balles dans l'espoir de blesser parce que t'as conscience de ta situation... et que ça ne te plait absolument pas que je mette le doigt dessus.

Elle roula des yeux, but une nouvelle gorgée de vin. Elle s'enfonça avec son verre dans le fauteuil, les bras croisés, boudant comme une enfant.

- Je ne suis pas aveugle à ma situation non plus. Pour l'instant, je ne peux rien faire pour changer les choses. J'essaie de survivre, j'attends.

Les lèvres de Kassie se pincèrent, dans une émotion coupable. Elle oubliait parfois que son voisin était un Eindhoven. Elle était si soulagée de les avoir quitté, puis se fit la réflexion qu'elle ne faisait que ça : se détacher de Jude. C'était lui qui lui avait parlé des Eindhoven, permettant à Kassie de bosser pour eux. Elle avait quitté les Eindhoven, elle quittait ce port. Elle s'éloignait du monde de Jude qui avait pourtant été le sien. Elle ressentit une pointe de culpabilité.

- Si tu as conscience des raisons qui te poussent à agir, pourquoi tu ne prends pas la liberté de faire autrement ?

Elle souffla du nez. Elle croyait que Jude allait s'épancher un peu plus, se confier. Mais évidemment, il arrivait toujours à ramener le sujet sur elle. Et comme Kassie aimait parler d'elle, surtout avec son frère de cœur, elle tomba dans le panneau.

- Parce que ...

Elle s'arrêta. Bonne question. Elle n'y avait jamais vraiment pensé. Elle détruisait tout par mécanique, par obligation. Elle ne s'était jamais vraiment penchée sur la raison de ses débordements. Pourquoi se mettait-elle toujours en couple avec des personnes instables ? Pourquoi avait-elle quitté le seul qui était stable ? Pourquoi avait-elle quitté Ethan ?
Elle fronça les sourcils, refaisant le fil de sa relation avec le blond. Puis la réalité la fit blêmir. Elle avait quitté Ethan parce qu'il était flic, et qu'elle bossait pour les Eindhoven. C'était un sujet de disputes régulières, et le travail de Kassie mettait Ethan en danger. Elle ne l'avait pas quitté parce qu'elle ne l'aimait plus, elle l'avait quitté parce qu'elle le blessait.
Mais aujourd'hui, elle ne travaillait plus pour les Eindhoven...
Elle se leva, et accéléra le pas jusqu'à la fenêtre, passant devant Jude. Elle ouvrit le hublot, ayant besoin de respirer l'air froid de la mer. L'odeur salée de l'eau, familière et donc rassurante, apaisa un bref instant ses tourments.
Elle avait su dire au revoir à la mafia pour Psyché, pourquoi n'avait-elle pas su le faire pour Ethan ?
Elle se rendit compte qu'elle n'avait toujours pas répondu à Jude.

- Je sais pas Jude. Je crois que j'ai besoin de détruire tout ce qui m'entoure, moi comprise. Je sais pas pourquoi. C'est nul, je le sais. Mais c'est plus fort que moi.

Elle fit volte-face, se pencha vers la table pour reprendre son verre. L'alcool commençait à lui embrumer l'esprit. Elle s'accouda au hublot, baissa la tête vers Jude.

- Je ne sais pas pourquoi tu me supportes encore. Un jour ou l'autre je vais te détruire aussi. Peut-être que j'ai déjà commencé. Regarde-moi, petite princesse capricieuse et nombriliste qui ne t'a jamais demandé comment toi tu allais ... Elle eut un sourire triste. Comment tu vas, Jude ?

Pando

- Princesse capricieuse et nombriliste... Description adéquate.

L'interpellée eut un rictus grinçant. Psyché avait été la première à lui renvoyer qu'elle ne faisait que des caprices. Jude appuyait le propos. La blonde fit tourner l'alcool dans son verre, observant le mouvement hypnotique du liquide, afin de ne pas avoir à confronter le regard de Jude. L'air frais de la mer glissait dans son dos, la réveillant progressivement. Son état vaseux faisait l'équilibriste entre un endormissement des sens par l'alcool et un réveil du corps par le vent froid extérieur.
Jude finit par écraser sa cigarette dans le cendrier. Kassie eut envie de s'en rallumer une. Elle se contenta de finir son verre, puis de le remplir à nouveau. Le contenu de la bouteille se vidait à vue de nez. Les paupières de Kassie devenaient lourdes, ses pensées se taisaient, laissant ainsi la toute place aux pulsions.

- Ne pense pas, en revanche, avoir plus de pouvoir que tu n'en as réellement à mon égard. Si ton départ ne me met pas en joie, je ne compte pas me noyer dans les eaux sales du port tout de suite.

La blonde fit la grimace. Elle n'aimait pas la tournure de la conversation. Jude, contrairement à elle, était calme, son petit cul posé tranquillement sur son fauteuil. Comment faisait-il pour toujours être aussi serein ? Qu'importe vents et marées, Jude était un pilier solide que rien ne venait bouger.
Cependant, Jude finit par fermer les yeux. Kassie crut qu'elle l'ennuyait mais il semblait plutôt réfléchir. Elle le laissa faire, ayant besoin elle aussi de faire le point sur son état. Elle observa son verre et se promit que ce serait le dernier ce soir. De ce fait, elle n'en prit qu'une petite gorgée qu'elle tenta de savourer.

- Je vais bien, j'ai adopté un chiot. J'espère qu'il a pas pissé partout dans la chambre.
- Quoi ?

Kassie pouffa et tourna la tête vers la chambre. Elle n'avait pas entendu d'aboiement. Elle était contente pour son voisin, ça lui ferait du bien un peu de compagnie. Elle se détacha de son poste et tendit le cou vers la chambre. Elle aurait bien aimé voir le toutou.

- Pourquoi est-ce que tu cherches tant à te faire du mal ?

La blonde poussa un soupir, plantée debout devant Jude. Elle espérait que Jude avait raison quand il disait qu'il allait bien. Elle reprit une gorgée. Elle ne savait pas comment répondre à sa question.

- Je sais pas. Ma famille a jamais vraiment voulu de moi, je crois. Et à partir du moment où tu commences à déconner, c'est une spirale sans fond.

Sa langue était pâteuse. Kassie finit à nouveau son verre d'une traite. Elle avait chaud. Elle ôta sa veste en cuir, qu'elle laissa tomber sans gêne sur le sol. Puis elle posa son verre vide sur la table basse, vérifia s'il y avait de la place pour ses fesses sur le fauteuil de Jude, et décida de s'affaler sur lui. Elle s'assit contre lui dans un soupir las, son dos contre son torse, son crâne contre son cou. Elle avait besoin de contact. Elle avait besoin de se recroqueviller, de s'endormir pour se retrouver dans une nouvelle vie. Elle ferma les yeux, essayant de calmer les basses de son rythme cardiaque dans ses tempes.

- Je détruis pas tout. Toi et Aevyn, pour l'instant, vous êtes les seules personnes avec qui je lutte pour avoir une relation saine. Je ne sais pas pourquoi j'ai pas encore essayé de bousiller les relations d'Aevyn pour être sûre qu'elle n'ait que moi comme amie. Je ne sais pas non plus pourquoi j'ai pas essayé de te pécho parce que c'est la seule façon que j'ai d'entretenir des relations avec des hommes.

C'était les hommes qui abandonnaient Kassie. C'était les hommes qui étaient instables. Si Kassie provoquait les relations, alors elle avait l'impression d'avoir le contrôle sur eux. Est-ce que c'était pour cette raison qu'elle avait aujourd'hui une relation avec une femme ?

- Tu vas pas m'abandonner toi, non ?

Elle se blottit un peu plus contre Jude, inquiète.

Pando